Sa peau me recouvre entièrement ; nous sommes comme les deux moitiés d'une graine enfermée dans le même tégument. J'aimerais devenir énormément petite de sorte que tu pourrais m'avaler, comme ces reines de contes de fées qui conçoivent lorsqu'elles avalent un grain de blé ou une graine de sésame. Alors je pourrais me loger à l'intérieur de ton corps et tu me porterais.
La chandelle vacille et s'éteint. Son toucher me console et me dévaste à la fois ; je sens mon cœur battre, puis se dessécher, nue comme une pierre sur le matelas rugissant tandis que la ravissante nuit lunaire se glisse par la fenêtre pour pommeler les flancs de cet innocent qui fabrique des cages pour y garder les doux oiseaux. Mange-moi, bois-moi ; assoiffée, rongée d'amertume, infestée de lutins, je ne cesse de retourner à lui, encore et toujours, pour que ses doigts me dépouillent de cette peau en lambeaux et me vêtent de son habit d'eau, ce vêtement qui me détrempe, son odeur de vase, sa capacité de noyade.
Désormais, les corbeaux laissent tomber l'hiver de leurs ailes et évoquent de leur cri la saison la plus rude.
Le luxe inhabituel qui l'entourait, elle le trouvait poignant, parce qu'il ne procurait nul plaisir à son possesseur.
Le chant du loup est le bruit du tourment qu'il vous faudra souffrir ; en lui-même, c'est déjà un meurtre.
Et mes yeux découvrirent le lit nuptial de ses ancêtres, imposant, aussi grand à lui seul, ou presque, que ma chambrette à la maison, avec les gargouilles sculptées sur ses surfaces d'ébène, sa laque vermillon, ses dorures ; et ses rideaux de gaze blanche gonflés par la brise marine. Notre lit. Et entouré d'une telle quantité de miroirs ! Des miroirs sur tous les murs, dans des cadres majestueux aux dorures contournées […] La jeune épousée […] était devenue cette multitude de filles que j'apercevais dans les miroirs, identiques dans leur tailleur bleu marine très chic. […]
- Voyez, dit-il, désignant d'un grand geste ces élégantes jeunes femmes. Je me suis offert un harem entier !
(p. 18)
Des yeux verts comme des pommes. Verts comme des fruits de mer morts.
Une bise se lève; elle produit un son singulier, bas, précipité, sauvage.
Quels grands yeux tu as. Yeux d'une incomparable luminosité, de la phosphorescence mystérieuse des yeux de lycanthrope. La glace verte de tes yeux fixe mon visage songeur. C'est une substance qui conserve, comme un ambre liquide et vert; elle me prend au piège. Je redoute d'y demeurer prisonnière à jamais, comme les pauvres petites fourmis et les mouches qui collèrent leurs pattes dans la résine avant que la mer ne recouvre la Baltique. Il me fait pénétrer dans ses yeux en tournoyant sur une gigue de chants d'oiseaux. Il y a un trou noir au milieu de tes deux yeux, c'est leur centre immobile; la tête me tourne quand je regarde là, comme si je risquais d'y tomber.
Ton œil vert est une chambre de réduction.
Après la Terreur, dans les premiers jours du Directoire, les aristos qui avaient échappé à la guillotine adoptèrent la coutume ironique de se nouer un ruban rouge autour du cou à l'endroit exact où le couperet aurait dû s'abattre, un ruban rouge comme le souvenir d'une plaie.
(p. 13)
Et chaque coup de langue déchirait peau après peau, toutes les peaux d'une existence en ce monde, découvrant la patine naissante d'un pelage luisant. Mes boucles d'oreilles redevinrent de l'eau et dégoulinèrent sur mes épaules. D'une secousse, je les chassait de ma belle fourrure.
Les loups avaient veillé sur elle [enfant abandonnée] parce qu'ils savaient qu'elle était une louve imparfaite ; nous [les humains] l'enfermions dans une solitude animale par peur de son imperfection parce qu'elle nous montrait ce que nous aurions pu être.
(p. 81-82)
(au sujet de Sade)
Son destin s’est révélé particulièrement moderne : se retrouver emprisonné sans procès, sous prétexte de crimes qui n’existaient essentiellement que dans l’esprit. Il n’est ni surprenant que Justine évoque Kafka, avec ses images dominantes de procès et de châteaux, ni que cette oeuvre nous soit parvenue depuis le confinement de son créateur lors du début de la période moderne dont elle a constitué l’un des livres précurseurs, malgré la censure. Le sadisme, suggère Michel Foucault, n’est pas une perversion sexuelle mais un fait culturel ; la conscience d’une « présomption sans limite de l’appétit ». L’oeuvre de Sade, avec son attraction compulsive pour l’imagination transgressive des romantiques, s’est avérée capitale dans la gestation de la sensibilité moderne ; sa paranoïa, son désespoir, ses terreurs sexuelles, son égocentrisme omnivore, sa tolérance pour le massacre, l’holocauste, l’annihilation.
His was a peculiarly modern fate, to be imprisoned without trial for crimes that existed primarily in the mind. It is not surprising that Justine, with its dominant images of the trial and the castle, recalls Kafka, nor that it arrives to us out of the confinement of its creator at the beginning of the modern period of which it is one of the seminal, if forbidden, books. Sadism, suggests Michel Foucault, is not a sexual perversion but a cultural fact; the consciousness of the ‘limitless presumption of the appetite’. Sade’s work, with its compulsive attraction for the delinquent imagination of the romantics, has been instrumental in shaping aspects of the modern sensibility; its paranoia, its despair, its sexual terrors, its omnivorous egocentricity, its tolerance of massacre, holocaust, annihilation.
Le Pont de la rivière Kwaï