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Critique de jplegrand2015


Évoquant Saint Simon, Sollers reconnait dans les mémoires de cette trempe un genre qu'il n'est pas loin de placer au sommet de la création littéraire, bien devant le roman.

« L'histoire de ma vie » de Casanova, bien que très différente par son style, est d'un niveau comparable. Je viens d'en terminer le premier volume paru dans la collection « La Pleiade » le livre est écrit en français, Casanova en souhaitant une diffusion la plus large possible : or, en ce XVIIIème siècle, le français est encore la langue diplomatique de toute l'Europe; il est parlé partout. Cela nous vaut un texte savoureux, émaillé d'italianismes et parfois maladroit. Cette dernière réserve pèse cependant très peu face au génie propre de Casanova qui maîtrise à son plus haut degré, l'art de saisir son lecteur, d'en faire son confident intime et de ne plus le lâcher. A ce titre, Histoire de ma vie est d'une modernité assez époustouflante.

Lorsqu'il écrit ce chef d'oeuvre, Casanova a près de 70 ans. Il vit retiré dans le château de Dux, en Bohème. Il tient là un petit emploi de bibliothécaire. L'âge le privant des bonnes fortunes de naguère, il revit les joies d'antan en se les remémorant : « Me rappelant les plaisirs que j'eus, je me les renouvelle et je ris des peines que j'ai endurées, et que je ne sens plus ». le ton est donné et il habite toutes les pages : il n'est pas question ici de confessions à la manière de JJ Rousseau et moins encore de contrition ; jusqu'au bout l'homme est un libertin assumé, même si, parfois, l'ombre d'un regret passe comme celle d'un nuage sur un vallon ensoleillé…

La vie de Casanova est un véritable roman : il a tout fait et roulé sa bosse dans presque toutes les grandes capitales. Jeune abbé, militaire, agent diplomatique, musicien, auteur dramatique, financier, astrologue, cabaliste, guérisseur, joueur professionnel et aussi un rien escroc… Sur ce dernier chapitre, il se dédouane à bon compte confessant face à des victimes aussi crédules que cupides, un sens de la retenue dont d'autres, moins magnanimes, n'auraient pas témoigné. Bref, le profil type de l'aventurier dont plusieurs sillonnent alors l'Europe et qu'à l'occasion, notre homme croisera sur sa route, tels Da Ponte, le célèbre librettiste de Mozart ou le sulfureux comte de Saint-Germain qui se dit immortel et dont l'invraisemblable culot charme Casanova autant qu'il l'agace.

Bien sûr, il y a les femmes et le sexe dont Casanova est friand jusqu'à la démesure. Passant avec beaucoup d'insouciance d'une à l'autre, il échappe à une pure logique de consommation par le souci, peu répandu à l'époque, qu'il a du plaisir de ses partenaires : « le plaisir visible que je donnais composa toujours les quatre cinquièmes du mien ». Au surplus, il ne goûte jamais tant le plaisir érotique que lorsqu'il est aiguillonné par le sentiment amoureux. Cela ne l'empêche pas de fréquenter les prostituées mais souvent avec un sentiment mêlé et une forme d'écoeurement. Moins cynique que Don Juan – il se montre soucieux d'assurer un avenir à ses jeunes conquêtes une fois délaissées – Casanova est mû par une vision puissamment sensualiste de l'existence. Dans un texte étonnamment actuel, le philosophe Charles Georges Leroy, ami de Diderot a sans doute le mieux, cerné cette logique : « le besoin d'exister vivement, joint à l'affaiblissement continuel de nos sensations, nous cause une inquiétude machinale, des désirs vagues, excités par le souvenir importun d'un état précédent. Nous sommes donc forcés pour être heureux, ou de changer continuellement d'objets ou d'outrer les sensations du même genre. de là vient une inconstance qui ne permet pas à nos voeux de s'arrêter, et une progression de désirs qui, toujours anéantis par la jouissance mais irrités par le souvenir, s'élancent jusque dans l'infini ».

Séducteur né, Casanova n'en subi pas moins les contraintes de son époque. Dans cette société dont les premiers craquements annoncent les bouleversements à venir, les classes sociales sont encore très compartimentées : s'il cultive de hautes fréquentations, ses maîtresses se recrutent moins chez les aristocrates qu'au sein de la bourgeoisie naissante, chez les actrices et danseuses qu'il côtoie assidûment ou plus prosaïquement parmi son personnel de maison. Casanova multiplie les conquêtes mais guère au-delà d'un certain public et souvent, avec de très jeunes filles que son aisance éblouit et son autorité –proche parfois de l'abus de pouvoir – subjugue. On atteint souvent là les limites du personnage : galant et raffiné il apprécie mal d'être rejeté ou de se sentir la dupe d'une femme, surtout si celle-ci est de petite condition : il peut même se montrer violent à l'occasion. Brusque dans la conquête, ne s'embarrassant guère de sentimentalité vaine, il se révèle toutefois amant délicat, sensible à la personnalité de ses maîtresses qu'il traite sur un pied de grande égalité.

Ce premier volume relate la période vénitienne de Casanova. Ces pages se découvrent comme un opéra flamboyant aux multiples rebondissements. On y croise une sorcière qui guérit le tout jeune Giacomo de pénibles hémorragies, on le suit dans ses rendez-vous secrets sur l'île de Murano, amoureux de deux religieuses qu'il partage avec l'abbé de Bernis, ambassadeur de France à Venise et qu'il retrouvera plus tard à Paris. On est pris avec lui sous le charme de la belle Henriette, une noble provençale, belle et intelligente, qui ayant rompu avec sa famille, sillonne l'Italie habillée en homme. C'est elle qui le quittera : toute sa vie il gardera un souvenir ému des belles heures partagées avec cette femme qui lui ressemblait tant.

La période vénitienne se termine mal : Casanova est arrêté et incarcéré à la prison des plombs. Cela nous vaut aussi une scène d'opéra : il s'évade par les toits, en plein mois de novembre, portant les habits du plein été de son arrestation. Il déboule ainsi au petit jour sur la Piazzetta, en costume de soie rose et dentelles, chapeau à points d'Espagne d'or et plumet blanc, la barbe rasée à la hâte. Cette évasion fera sa célébrité. Elle est particulièrement révélatrice de l'individu, passionné, suivant l'inspiration du moment mais aussi terriblement tenace et, au besoin, très courageux. Je lui laisse le dernier mot. Fier de son tour de force, Casanova nous avoue que la vanité qu'il en tire « ne vient pas de ce que j'ai réussi, car le bonheur s'en est beaucoup mêlé ; elle procède de ce que j'ai jugé la chose faisable, et que j'ai eu le courage de l'entreprendre ».
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