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Critique de Berthelivre


Livre de poche, chiné. Annoté au crayon de bois : nom et dates de Cendrars (1887-1961) ainsi que celles de certains de ses ouvrages ; mots rares soulignés, leur définition sommaire reportée en page de garde, le « foudroyé » du titre suivi de la mention « voir p 235 »… Ce livre a vécu, quelqu'un se l'était approprié et j'ai l'impression qu'il ou elle m'y accueille amicalement.

Ce livre, ce sont des mémoires en paquets divers. Ni petit ni anecdotique pour le premier : souvenirs du front, avant la blessure de 1915 qui a coûté son bras droit à Blaise Cendrars. Quarante-cinq pages qui disent la violence et la peur, le non-sens et la peur, la bêtise et la peur. La peur qui conduit à la violence, au non-sens, à la folie absurde. Ces pages rivalisent avec celles de Remarque, de Giono, de Gabriel Chevallier.

Deuxième paquet : Marseille où Cendrars débarque après avoir filmé les éléphants en Afrique et avant de repartir au Brésil. Marseille qui l'intrigue et le séduit. Marseille en 1927, quinze ans avant de devenir la « Planète sans visa » que je viens de découvrir.
Marseille, et La Redonne, le bonheur à La Redonne*, un bonheur contagieux tant Cendrars le savoure avec jubilation. Il y a loué une grande baraque qui domine l'anse, la mer, avec vue jusqu'à Marseille et Cassis. Il pensait pouvoir y écrire, a tapé trois lignes sur sa machine, et la feuille en est restée là, engagée dans le rouleau, pendant les semaines d'enchantement de ce séjour consacré aux balades avec la chienne Volga, à l'observation de la mer et du ciel, aux interminables parties de pétanque avec les huit pêcheurs du port, aux ventrées de bouillabaisses et de fruits de mer cuisinés par madame Roux dans son auberge.

Et sans transition, on arrive aux « Rhapsodies gitanes ». Un titre générique dont je ne vois pas forcément la justesse en ce qui concerne la première histoire : la rencontre de Cendrars, vingt ans, avec Gustave Lerouge qui en a vingt de plus, et leur amitié, sporadique, chaotique, truculente. Il est vrai qu'ils font connaissance dans un fin fond de terrain vague, garni de wagons désaffectés où échouent des miséreux, des SDF qui ne s'appelaient que va-nu-pieds à l'époque. Personnage complexe, timide et orgueilleux, poète et violent, ce Lerouge (ou le Rouge, selon sa signature changeante). Cendrars en fait une description sans complaisance, et même féroce, mais admirative de son talent au point d'inclure, sans le lui dire, certains de ses vers dans l'un de ses propres ouvrages.

Les gitans, on va les rencontrer dans la deuxième rhapsodie. Cendrars entraine Gustave Lerouge dans une sorte de reportage au sein de la famille Sawo dont le fils a été au front avec Cendrars. Démobilisé, Cendrars avait vécu plusieurs mois dans cette famille, partageant sa vie, ses activités, et le lit d'une des filles. Son sens de l'observation avait trouvé à s'employer !

« La grand'route » est l'intitulé de la troisième rhapsodie. La N 10 qui emmène Cendrars dans tous ses voyages et jusqu'au-delà de l'océan. Lieux en pagaille, rencontres savoureuses ou émouvantes. Cendrars s'en donne à coeur joie dans l'accumulation de noms, d'évocations, de descriptions. Il m'égare parfois. Et il accumule les digressions dont certaines quelque peu surprenantes, et même urticantes…

Mais la route, après tours et détours, revient aux Gitans, et au copain Sawo qui a quitté son clan après avoir tenu son rôle dans une vendetta sanglante. Il la raconte à Cendrars, ce qui permet à l'auteur de rapporter ces phrases de son ami, une critique avec laquelle il est impossible de rivaliser : « Tu sais, j'ai lu tous tes bouquins. Je ne les comprends pas tous, souvent je ne puis pas te suivre, mais au moins ça grouille, ça vit, ça voyage là-dedans. Je comprends que ce doit être épatant puisque ça me fait envie (…) ».

Une langue pleine de mots. Comment dire autrement la richesse et l'abondance de l'écriture de Cendrars ? Voguant aussi bien du côté de l'argot de son époque, que vers un vocabulaire rare - comme l'a souligné souvent, au sens propre, le précédent lecteur de mon exemplaire. Une écriture foisonnante, libre dans la forme et dans le fond. Cendrars nomme ses amis, leurs caractères, leurs travers avec humour, et parfois leurs défaites, avec lucidité : André Gaillard, Gustave Lerouge, Fernand Léger, Bernard Grasset, Rémy de Gourmont, son environnement littéraire et artistique. Son écriture est aussi incisive quand il évoque Sawo, Maman Roux, Paquita, et tous les malheureux qu'il a rencontrés et regardé vivre. Mais son admiration pour ceux qui vivent ou survivent dans des conditions indignes, est absolue et sa compréhension de la misère est sans réserve
« La guerre c'est la misère du peuple. Depuis, j'en suis... »

* Très joli film sur Youtube (8 minutes) dont la première partie rappelle ce séjour de 1927 à La Redonne.
https://www.youtube.com/watch?v=m6JcsDDLU-w

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