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Critique de Carolina78


Je ressors totalement assommée de l'enragé, coup de massue juste après Triste Tigre. Je me sens écartelée entre un sentiment de culpabilité de petite bourgeoise et un désir d'agir, mais comment ? On nous dit que Dieu est omniscient, omniprésent, omnipotent mais n'est-ce pas le Diable ?

Comment est-ce possible une telle violence sur des enfants, à l'instar de Neige Sinno qui a été abusée sexuellement par son beau-père, pendant sept ans, et de Sorj Chalandon qui a été battu et brutalisé par son père ?

Les deux auteurs partagent leurs vécus, à la recherche de résonances. Il est vain de leur demander si la littérature les a sauvés, ils sont condamnés à vivre avec leur trauma.

l'enragé nous prend à la gorge dès les premières lignes. Ce sont les prémisses d'une lecture en apnée, le souffle coupé, la boule au ventre.

« Tous ont la tête basse, le nez dans leur écuelle à chien. Ils bouffent, ils lapent, ils saucent leur pâtée sans un bruit. Interdit à table, le bruit.
[…]
Sous les coups de matraques, ma mâchoire renonce. J'ai un troupeau de gardes sur le dos. Ils me redressent, me passent les menottes. Un surveillant frappe ma nuque d'un coup de nerf de boeuf et me crache au visage.
-Salopard, va !
Je tremble. Tous tremblent. Deux coups de sifflet ».

Nous sommes au réfectoire de la colonie pénitentiaire de Belle ile en mer, ouvert de 1880 à 1977, pour des mineurs de dix à vingt et un ans, abandonnés par leurs parents, internés pour des petits larcins ou des accusations non fondées.

C'est un centre de torture où les sévices font légion, et où les prisonniers servent de main d'oeuvre pour la construction navale, les travaux des champs, le gros oeuvre du ballast ferroviaire ou des voiries… Leurs salaires sont versés à l'administration pénitentiaire. Tout concourt à « nous écraser sous les charges, affamer nos corps, essorer nos esprits ».

Le 27 août 1934 éclate une émeute qui entraine l'évasion de 55 mutins (ou 56 selon certaines sources). Les touristes comme les habitants de l'île se mobilisent pour traquer les fuyards - à raison d'une récompense de 20 francs - , ils sont récupérés en l'espace de quelques heures, sauf un. Jacques Prévert est sur les lieux, en vacances. Très choqué, il compose le poème tristement célèbre, « la chasse à l'enfant ».

« Bandit ! Voyou ! Voyou ! Chenapan !
C'est la meute des honnêtes gens ».

Le père de Sorj Chalandon n'arrêtait pas de le menacer de le faire enfermer à Belle Ile. C'est pour cette raison qu'il s'est servi de ce fait divers pour construire l'enragé.

« En fait, Belle-Île m'avait toujours hantée. Et je me sentais coupable de ne pas avoir donné la parole à tous ces enfants dans mes écrits qui, je le savais, avaient été enfermés pendant près d'un siècle dans des conditions extrêmement dures ». Extrait d'un interview publié dans Le Télégramme, le 10 octobre 2023.

C'est ce qui le motive à raconter l'histoire du 56ème mutin, le seul qui n'a pas été retrouvé, Jules Bonneau, alias La Teigne, .

En tant qu'ancien enfant martyre, Sorj Chalandon est tout à fait à même pour se mettre dans la peau de Jules Bonneau et lui prêter sa voix.

Il s'ensuit un récit terrifiant qui nous malmène de bout en bout, en nous autorisant quelques rares bouffées d'air.

« Tu sais pourquoi je t'ai tendu la main, le premier jour ?
Non, je ne savais pas.
-Pour que tu desserres le poing.
J'ai souri ». (p.401)

On trouve aussi quelques traits d'humour.

« - Deux rouges à bord ? C'est plus « La Sainte-Sophie », c'est le cuirassé « Potemkine ». (p.372)

Pour organiser un enterrement sans argent, la bande d'amis trouve des subterfuges très drôles : « Les monogrammes correspondaient à un autre deuil, mais le doré faisait joli. […] le vieux mousse, lui se retrouvait déguisé en cocher, gants blancs et chapeaux haut de forme ». (p.267)

Sorj Chalandon connait bien Belle Ile en mer et il s'est appuyé sur une solide documentation. En fin d'ouvrage, il remercie Sophie et Ronan Naudin, propriétaires de la librairie « La Longue vue », dont il a repris les prénoms pour les sauveurs de Jules Bonneau.

l'enragé est très intéressant d'un point de vue historique, mais il est surtout remarquable par sa belle écriture vivante. Il m'a pris aux tripes, certes il m'a fait passer un mauvais quart d'heure mais j'en sors grandie.

Je suis étonnée qu'un livre d'une telle qualité n'ait eu aucun prix, surtout compte-tenu de l'importance de ses ventes !
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