Citations sur Rage (38)
Le corps est un traitre. Il dit tout, même ce que l'on veut taire.
Une autre peur s'empare d'elle. La jeune femme médecin a parlé d'une loi. Elle sait ce que ce mot veut dire, elle répugne à l'idée d'en enfreindre. Pas par crainte d'un châtiment mais parce que, à présent qu'elle se sent guérir sur cette terre nouvelle, elle veut en suivre les sillons. Elle veut y vivre en harmonie, selon les règles. Elle qui vient d'un pays où l'Etat se conduit en bourreau, où tous les droits sont bafoués, elle a soif d'une justice qui vaudrait pour tous.
(p. 70)
Tandis qu'ils roulent sur le périphérique, dans la lumière stroboscopique des réverbères, une panique sourde monte en elle. Cette course lui en rappelle une autre. Elle a l'impression que son nouveau monde pourrait s’écrouler encore, comme l'ancien. C'est ce qu'elle a appris en mille ans d'existence : chaque seconde de nos vies, chaque battement de cœur, peuvent être le compte à rebours d'une catastrophe imminente.
« Dépression hostile », c'est comme ça qu'ont dit les médecins. C'est ainsi qu'ils ont appelé sa colère, à l'hôpital où elle a été envoyée peu de temps après son arrivée en France.
A l'époque, elle ne comprenait pas la langue de ce pays, ni les coutumes, ni les façons d'être des gens. Elle se méfiait de tout le monde, même des éducateurs du foyer d'urgence où on l'avait placée. Leur bienveillance lui semblait pire que tout : et si c'était une ruse, un stratagème grossier pour mieux abuser d'elle ?
(p. 27)
- [...] Et je crois qu'il n'y a pas de fatalité, qu'on peut décider de sa vie....
- Tu vis dans un pays en paix !, le coupa-t-elle en bégayant ( ses mots fusent comme des balles ; mais au moment de franchir ses lèvres, ils butent sur tout ce qu'elle ne peut pas lui dire). Et tu trouves ça normal ! La liberté aussi, tu trouves ça normal. Et la mort, pour toi, pour tout le monde ici, c'est injuste. Mais ailleurs dans le monde, c'est la mort qui est normale. Et la vie, c'est un accident !
Avant l'enfer, il y avait eu la peur. Les valises faites en hâte, les sacs entassés dans le coffre de la voiture et jusque sur la banquette arrière, où elle s'était retrouvée serrant son petit frère contre elle.
Ils avaient roulé quelques heures, avec son père crispé au volant et sa mère trop pâle. Quelque chose s'était déchiré, des ombres avaient envahi le pays, des bêtes au visage d'hommes qui menaçaient de les prendre en étau - entre les geôles d'Etat où disparaissaient par milliers les opposants politiques et les massacres de conquérants fous.
Ils avaient roulé sur la route poussiéreuse, plus lentement qu'ils ne l'auraient voulu, et Rage croisait parfois le regard de plus infortunés qu'eux, qui fuyaient à pied, portant sur leur dos des paquets ou des enfants épuisés.
(p. 20-21)
Depuis qu'Artémis a croisé sa route, elle l'appelle comme ça : Rage. La petite Rage. Venant de quelqu'un d'autre, cela pourrait sonner comme une injure ou une malédiction. Mais rien de ce qui vient d'Artémis ne peut être mauvais.
Si 'Rage' est un nom, alors elle le veut bien. Elle veut bien s'en vêtir, pour un temps peut-être, comme un nouvel habit, comme une seconde peau - en attendant une autre mue.
(p. 8)
Rage le sait, le corps est un traître. Il dit tout, même ce que l'on veut taire.
Une pensée étrange lui vient : ce qui sépare le plus deux êtres humains, ce n'est pas l'âge, la langue, la fortune ou la culture.
Ce qui les sépare le plus, c'est la souffrance qu'ils n'ont pas partagée.
Son nom à elle, sur ses lèvres à lui, c'est déjà un baiser.