Est-ce qu'on avait comme ça un "vrai destin" qu'on épousait ou non, qu'on attrapait ou qu'on ratait comme un train, et d'autres destins de raccroc, de moins en moins nécessaires, de moins en moins légitimes, sur lesquels on se rabattait, dans lesquels on dégringolait toujours plus loin de sa vérité ?
Il se vit dans la situation d'un prisonnier dans sa cellule, ressassant des rêves d'évasion face à une porte massive,hérissée de serrures formidables, mais qu'un geôlier pervers aurait sciemment omis de verrouiller. Une poussée suffirait à ouvrir cette porte, cependant le prisonnier persuadé du contraire ne songera jamais à l'appliquer. Enfermé dans la fiction de sa captivité, il finira par mourir de désespoir à trois pas de la liberté.
Avec un bruit sec, le premier grêlon vivant s'abattît au pied de Benoit. Il se pencha pour mieux voir. Au centre d'une étoile de sang irrégulière, il distingua le corps disloqué d'une minuscule salamandre. Aïe aïe aïe ! Les averses de salamandres, c'était ce qu'il y avait de pire avec les pluies de crapauds-buffles, heureusement très rares. En éclatant, les jolies petites bêtes noires tâchées de jaune répandaient, mêlée à leur sang, l'humeur corrosive secrétée par leur épiderme ; ça vous brûlait la peau, ça attaquait les étoffes, c'était une malédiction ! On avait même vu des réactions allergiques aiguës, des œdèmes de Quincke en pleine rue. Il était plus que temps de se mettre à l'abri pensa Benoit.
Benoît se représenta fugitivement Fille-de-Personne en voilette et robe blanche, un bouquet à la main, avec photographes et pluie de riz, sortant de la mairie d'Ecorcheville au bras de Cambouis, par exemple, parce qu'à son bras à lui, Benoît... L'image était à la fois burlesque et cruelle.
Peut-être avait elle compris qu'Onagre traversait la vie en coup de vent, "à toute vibrure" comme il disait, parce qu'il n'avait rien de particulier à y faire.
Bogue n'en était pas à sa première déception. Avec lui, les zeppelins de l'espoir décollaient vite mais ne volaient jamais longtemps.