Moi aussi j'ai commis l'irréparable. Je n'ai pas étreint à temps ce pauvre corps, Je n'ai pas réconforté cette âme souffrante lorsque j'en avais le pouvoir, j'ai préféré mon confort, qui était distraction du seul amour.
Toi, mon Dieu, si tu as pitié de ta créature, aime ma mère là où elle est. Dieu aime-la. Protège -la. Donne-lui ce que je ne lui ai pas donné. Et s' il te reste quelque pitié, Dieu, pour l'ingrat misérable qui écrit ces mots pleins de larmes et de fissures, pardonne-moi ma très grande pingrerie d'amour en donnant à ma mère, de ma part, où qu'elle soit, et qu'elle le sache, ce que je ne lui ai pas donné tout le temps que tu nous avais accordé l'un avec l'autre, et dont j'ai si mal usé.
Mère tu m'habites. Où es-tu dans ta mort, ce matin ? Ô mère où écoutes-tu ces mots que j'écris en toi comme si nous ne faisions qu'un dans cette aube, pourtant je sais que tu es morte et que cet étrange mot, l'au-delà, s'est alourdi et éclairé depuis que tu y vis ta nouvelle vie si loin et si prés de moi ?
J'ai le temps. Nous avons le temps. Je me le répétais sans répit, c'était dit par moi et c'était implicite en moi, à toute minute je le formulais, à toute minute je le sentais, le savais en moi sans le formuler. J'ai le temps de montrer à ma mère que je l'aime. J'ai le temps de ne plus la décevoir par ma conduite et mes propos. J'ai le temps de cesser de l'injurier. Un jour je me découvrirai, elle me découvrira, ce jour viendra, je le sais, et la paix s'installera entre nous et nous tirerons joie et bonheur de nos deux êtres enfin légers et ouverts l'un à l'autre.
Le dépassement. Un mot comme une petite cloche gaie dans l'attelage.
- Pourquoi vous êtes -vous fait moine ? avais-je demandé à un père de Fribourg.
- Pour n'avoir rien à laisser de trop encombrant à ma mort.
Longtemps j'ai été travaillé par sa réponse. Elle m'a fait croître et me développer. Savoir qu'au dernier moment rien de pesant , rien de salissant que ma pauvre dépouille ne sera à charge. C'est déjà trop de ce corps !