Payot - Marque Page - Jacques Chessex - Le dernier crâne de M. de Sade
Tu entras dans mon rêve
Tu entras dans mon rêve et me rejoignis
L'air était brillant de fleurs autour de ta tête
Maintenant tu rejoins l'inivisible dont tu es venue
Le cours peu imaginable du non-vivant
Quand je t'ai vue au milieu des vives couleurs
J'étais inquiet de ta clarté trop certaine
A la portée de tous
Aujourd'hui
Je souhaite que ta voix gagne mon sommeil
Que la nuit s'ouvre à tout ce qui n'est plus toi
Pour le repos de mon corps et la paix de mon âme
Allant sans toi
Comme avant ton apparition dans la splendeur
Où je n'ai pas su te garder
Il est sept heures trente
La cloche de la chapelle sonne
Et déjà se dissout dans l'air
Ah ni ce bruit ni mon être
Longtemps ne résonnent
Des bruits du monde
Ainsi j'apprends
A être rien
A l'heure matinale où commencent à jaillir
Des cris d'oiseaux
Qui seront rien quelques secondes plus tard
Dans ce temps et cet espace
Où j'écris rien
(D'ailleurs plus tard n'a pas de sens
L'éblouissement est dans l'Instant
Hors de cette simplicité il n'y a rien)
..... Ancestralement tout est maléfique et dangereux dans ces campagnes perdues, l'orage qui gonfle les rivières, la foudre qui met le feu aux toits, la sécheresse qui tue les champs, grille l'herbe, rapetisse et racornit les fruits, la pluie qui pourrit la récolte et ravine les cultures .
.... On se méfie des vagabonds, des mendiants, des prédicateurs ambulants chapardeurs comme des romanichels. On chasse les gens du voyage, bohémiens, tsiganes, on fait fuir les colporteurs à coup de fourche.
.... Mais voilà le 20 février, voilà le règne du vampire qui résume toutes les craintes, les violences, la folie rentrée, et resserre sur l'insaisissable l'horrible secret du monde mauvais.
23 février1903
La feuille de Lausanne
Cette triste affaire, écrit le journal, aura dans notre pays un douloureux retentissement. Jamais encore la chronique du crime n'avait eu à enregistrer en Suisse un acte aussi abominable. Il est vivement à désirer, pour la tranquillité de la conscience publique, que le coupable tombe entre les mains de la justice et reçoive le châtiment exemplaire qu'il mérite. Les hyènes ont l'excuse de la faim pour déterrer les cadavres. Pour lui, pour cet ignoble vampire, nous n'en trouvons pas.

C'en était trop. Jean Calmet, furieux, froissa la double feuille craquante, en fit une boule et la jeta vivement dans un coin de la véranda, derrière une colonie de plantes vertes.
- Qu'est-ce qui te prend? dit timidement Mme Calmet. Il y a quelque chose qui t'a blessé?
A quoi bon répondre? Il était humilié de son geste. Il regardait la vieille femme courbée avec colère, il souffrait qu'elle fût sa mère, qu'elle dût mourir, qu'elle fût réduite en cendres elle aussi avant qu'il pût lui dire au moins une partie de ce qui l'écrasait depuis des années. S'était-elle doutée de quelque chose? Avait-elle deviné, dans le fond de son coeur, l'angoisse de son benjamin, ses terreurs, son besoin de tendresse, cette faim qui lui martyrisait l'âme et la fibre? Alors Jean Calmet fit un geste qu'il n'avait jamais accompli, qu'il n'avait même jamais imaginé qu'il ferait : il se leva, il marcha vers sa mère, il la souleva de son fauteuil et il l'étreignit, la pressa contre lui, fluette, osseuse, il serra dans ses bras ce petit être dérisoire qui ne se débattait pas, qui ne réagissait pas, simplement elle se laissait enlacer jusqu'à l'oppression, elle soufflait plus fort, Jean Calmet pensa au halètement de Thérèse sous le couvre-lit d'or. Toi aussi tu a été Ophélie, songeait-il en enlaçant le corps décharné, toi aussi tu as enchanté, bercé, choyé, tu étais Circé, Mélusine, tu étais Morgane, tu étais toutes les fées des contes et maintenant tes os saillent et les rides lacèrent ton visage!
La littérature, c'est la guerre. Mon armée, ce sont mes livres.
Assis dans un fauteuil d'osier au milieu de sa petite boutique, M. Liechti lisait un magazine italien. Il s'épanouit, se leva et Jean Calmet éprouva un rassurant sentiment de tranquillité à revoir les longues dents écartées, les joues creuses et le haut front dégarni du vieux coiffeur. Un peigne blanchâtre sortait de la pochette de sa blouse bleue. D'un geste théâtral il invita Jean Calmet à prendre place dans l'un de ses deux fauteuils de cuir usé. Jean s'assit, se renversa légèrement, sa nuque rencontra la fraîcheur de l'appuie-tête. Aussitôt l'envahit un plaisir annonciateur d'une félicité plus complète. Mais il ne fallait rien presser. M. Liechti avait des gestes lents, méticuleux, et Jean Calmet s'enchanta de ces préparatifs dans la boutique silencieuse où flottaient les effluves acides des eaux de Cologne.
Qu'est-ce que l'horreur ? Quand Jankélévitch déclare imprescriptible tout le crime de la Shoah, il m'interdit d'en parler hors de cet arrêt. L'imprescriptible. Ce qui ne se pardonne pas. Ce qui ne sera jamais payé. Ni oublié. Ni prescrit. Aucun rachat d'aucune espèce. Le mal absolu, à jamais sans transaction.
Je raconte une histoire immonde et j'ai honte d'en écrire le moindre mot. J'ai honte de rapporter un discours, des mots, un ton, des actes qui ne sont pas les miens mais qui le deviennent sans que je le veuille par l'écriture. Car Vladimir Jankélévitch dit aussi que la complicité est rusée, et que rapporter le moindre propos d'antisémitisme, ou d'en tirer le rire, la caricature ou quelque exploitation esthétique est déjà, en soi, un entreprise intolérable.
Faire-part
Je vous envoie mon faire-part
Sans cri sans regret ou larmes
Maintenant j'ai la paix pour penser
A mon peu de vertu ou d'armes
Maintenant je tiens peu de place
Juste un invisible espace
Entre mon ancienne vie et moi
Je n'habite même plus un corps
Où voulez-vous que ma voix parle
Si je n'ai plus de tête ou de langue
Et ma cendre est déjà poussière
Dans l'enclos où viendrait l'accord
Maintenant l'air se ferme
Ni aucune chair ni même
la lumière où j'attendais
Le sens d'avant et d'après
- [...] Premièrement, j'interdis que mon corps soit autopsié. Je sais trop que c'est l'usage ici, on pratique l'autopsie de façon systématique, dans les heures qui suivent la mort. Pour moi, pour mon propre corps, je l'interdis absolument. AB-SO-LU-MENT, vous m'entendez ! Doucet approuve d'un hochement de tête. Mais il est demeuré silencieux. - Jurez, docteur Doucet ! Jurez-moi qu'il n'y aura pas d'autopsie ! Au besoin que vous vous y opposerez par la force. ou par la désobéissance ! Doucet jure. Il est livide. - Deuxièmement, poursuit M. de Sade d'une voix forte - il crie presque - j'interdis qu'aucune croix, ni aucun signe religieux, soient dressés sur ma dépouille. Aucune saloperie de croix, ni aucun signe religieux ! Vous m'entendez, docteur Doucet, aucune croix ! Aucune cochonnerie de croix !