Une quête d'identité futuriste transhumaniste à la coréenne…Bluffant…totalement bluffant…Un coup de coeur !
Une peau de pêche. Douce et veloutée, orange poudrée légèrement rosée, tendue à retenir la chair et le jus du fruit,
membrane quelque peu duveteuse, cotonneuse, mais imperceptiblement rêche si caressée dans le mauvais sens du poil, vous sentez ? A l'image de Momo, jeune femme dont le prénom signifie pêche en japonais, la légende maternelle prétendant en effet qu'elle serait née de l'union de deux femmes et serait sortie d'une pêche. Une jeune femme douce et sucrée, solitaire qui s'est toujours sentie différente, séparée des autres, comme dans une bulle. Ne pouvant être réellement intime avec personne, comme si une
membrane existait entre elle et les autres.
Étonnamment, Momo est esthéticienne. Étonnamment car ce métier implique de toucher pour masser, d'être en contact direct avec l'autre dont elle se sent pourtant si éloignée.
Le vélum, en 2100, protection pour les humains dans leur nouvelle vie sous-marine alors que la vie sur terre est devenue impossible, ravagée par les ultra-violets,
membrane imperméable et antisismique ressemblant à une vie sous serre. L'humanité vit ainsi sous dômes sous les océans mais les conflits entre les nations se poursuivent au-dehors par androïdes interposés, les expériences charnelles peuvent se vivre avec un simple ordinateur, et les multinationales ont un pouvoir devenu écrasant.
Dans cette société aquarium, le métier d'esthéticienne est devenu un métier hautement reconnu, après la période des brulures récurrentes et mortifères des rayons ultraviolets, la peau fait désormais l'objet de dévotion et de soins, préoccupation majeure de tous les habitants. Momo excelle dans son métier.
Oui, tout est question de
membrane dans ce livre, d'enveloppe protectrice, isolatrice, de couche sensuelle, permettant d'épouser les courbes du corps et de l'âme…Momo a un secret, un secret professionnel, qui fait d'ailleurs son succès. Elle est la seule à appliquer sur ses clients la M-Skin, une seconde peau au procédé tenu secret, qui permet certes une régénérescence cellulaire mais surtout l'intrusion dans la vie privée des clients. Il s'agit d'une seconde peau mémorielle dont les données permettent de vivre par procuration les sensations vécues par la personne l'ayant porté…
« N'y a-t-il pas toujours entre un objet et un corps une frontière impossible à franchir ? ».
L'idée est excellente, elle est cependant exploitée de façon étonnante qui peut dans un premier temps franchement dérouter. Je dois l'avouer, j'ai failli abandonner ce livre. le style est écrit dans un langage enfantin énervant, les idées de l'auteur partent dans tous les sens, le contexte géopolitique et écologique est expliqué par Momo dans un style décousu enfantin qui me maintenait vraiment à distance. de plus nous nous posons plein de questions sur ce qu'a vécu Momo qui est d'un flou troublant : Que contient l'enveloppe charnelle de Momo dont l'enfance, trouble, est marquée par une longue maladie l'obligeant à rester en chambre stérile trois ans durant et une opération durant laquelle son sexe masculin a été ôté ? Qui est cet Andy qui l'a accompagné durant son hospitalisation pour disparaitre dès que l'opération a été réussie ? Andy est-il contenu dans Momo ? Qui est la chair, qui est la
membrane ? Momo est-elle hybride, sorte d'osmose entre deux entités, mi-humaine, mi-androïde ? Quel lien véritable avec l'histoire ?
Nous avons l'impression, c'est en tout cas ce que je me suis dit, qu'à vouloir à tout prix exploiter le thème de la
membrane, comme une sorte d'exercice de style, l'auteur poussait le curseur trop loin en faisant de ces multiples intrigues à
membranes autant de multiples étrangetés éparpillées que le lecteur doit tenter, tout au long de sa lecture, de regrouper pour faire lien et sens ? Je pensais confusément que ce traitement particulier contenait une question d'ordre culturel, une narration propre à la culture coréenne, et que liens et résonances étaient en effet à tisser, voire à imaginer seulement, pour assembler les pièces du puzzle.
Et voilà que la lumière se fait, et me voilà à terminer le livre sans pouvoir m'arrêter, bouche bée et le coeur serré.
Chi Ta-Wei m'a eu. Totalement. Avec le recul, je peux dire que ce livre a de prime abord l'apparence d'un livre décousu, mal raconté, partant dans tous les sens, mais qu'il est en réalité un livre important, étonnant, très touchant et hautement symbolique, chose que nous comprenons en avançant dans notre lecture. Nous comprenons même pourquoi l'auteur a adopté ce style. Il est important à plusieurs titres :
- Un livre étonnamment moderne pour les années 90, peuplé d'androïdes, d'interrogations sur le genre, notamment de questions liés à l'homosexualité qui doit faire face, encore à cette époque, à l'homophobie, au sida (dont on a trouvé un vaccin dans le livre), mettant en valeur déjà le capitalisme cannibale, le diktat des grands groupes industriels, le fascisme militaire, les excès du numérique. Un livre sur l'amour mère-fille également, relation très touchante. Moderne donc tout en appartenant à son époque à l'aune des technologies cités et des entreprises mentionnées.
- Un livre qui interroge sur la définition même de l'humain, sur l'identité, sur ce qui fait que nous soyons humains : est-ce notre identité sexuelle ? Est-ce notre cerveau ? Est-ce notre corps ? Notre mémoire ? Quelle est la frontière entre l'homme et le robot si les conditions sociales sont produites et dictées ? Quelle
membrane nous définit véritablement ? Comment faire lorsque nous nous sentons « incomplets », fragmentés, déchirés… ? Comment se sentir authentique dans un monde qui n'est qu'assemblage, recomposition, illusions ? Comment faire tenir notre
membrane en un tout faisant identité ?
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Chi Ta-Wei part du postulat selon lequel la définition biologique des corps, des genres et des sexes ne correspond pas toujours à l'expérience vécue d'un individu, mettant au centre du livre de façon subtile la problématique Queer, interrogeant les conventions établies sur le sexe, le genre et la sexualité. Un livre de la marginalité.
- de nombreuses références cinématographiques et littéraires viennent enrichir le récit qui montrent que
Chi Ta-Wei a fait ses études hors de la Corée et qu'il a une culture marquée par l'Occident : citons par exemple
Italo Calvino et le vicompte pourfendu mettant lui aussi un personnage incomplet. Ou encore Si par une nuit d'hiver du même
Italo Calvino, dans lequel une des femmes portent plusieurs vêtements, son identité changeant à chaque fois que l'un d'entre eux lui est enlevé…
Chi Ta-Wei a remporté avec ce récit en 1995 le prestigieux prix Unitas de la meilleure longue nouvelle. Sans doute que la question homosexuelle, à laquelle il a joint celle de l'écologie et des nouvelles technologies, fait de cette longue nouvelle un récit totalement novateur à cette époque à Taïwan, ce d'autant plus en adoptant le genre SF pour faire passer son message ce qui est peu commun.
Membrane est souvent présenté comme le texte fondateur de la littérature de science-fiction queer à TaIwan nous explique en post-face
Gwennaël Gaffric (superbe post-face venant éclairer notre lecture, merci à lui pour son analyse !).
Un livre marquant pour terminer cette année 2022 que j'intègre avec étonnement dans mes coups de coeur alors que j'ai failli l'abandonner avant le premier tiers...