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Critique de HordeDuContrevent


« Si tu scrutes longtemps l'abîme, l'abîme te scrute à ton tour ». Cette citation de Nietzsche, présente dans ce livre mais également dans son roman « Membrane », résume à merveille l'oeuvre foisonnante et bouillonnante de Ta-Wei Chi qui mêle science-fiction et quête d'identité de façon quasi expérimentale.

Un délice de perles nacrées, exotiques, parfois sombres, souvent étranges, à l'éclat magnétique, à la rondeur sensuelle, voire érotique, à la grosseur reflétant la richesse contenue dans chacune d'elles…Six nouvelles très disparates qui rebondissent avec sensualité, avec grâce, parfois avec folie, dans lesquelles nous retrouvons les thèmes et les obsessions de Ta-Wei Chi entraperçues dans son roman « Membrane ». Il est d'ailleurs intéressant de lire ces deux livres l'un à la suite de l'autre pour plonger totalement dans l'univers de cet auteur taïwanais. On y trouve, au-delà des problématiques liées à l'homosexualité, à l'incomplétude des êtres, à la quête d'identité et de genre, des références culturelles identiques mettant en valeur la constance des thématiques qui peuplent l'imaginaire de l'auteur malgré les années qui séparent parfois ces différentes nouvelles. En effet certaines sont récentes alors que d'autres ont été écrites alors qu'il était étudiant.

La nouvelle intitulée Perles ouvre le livre. de l'aveu même de Ta-Wei Chi, c'est sa première nouvelle écrite depuis vingt ans, en 2019, la première écrite de ce millénaire et c'est sans doute la nouvelle la plus déjantée, la plus créative, celle qui contient le plus grand nombre de thèmes chers à l'auteur. Un écrit de science-fiction queer assumé, mûri, un exutoire dans lequel l'auteur s'affranchit de toute contrainte et de toute limite dix ans après son retour à Taïwan. C'est un délire d'audace, j'ai pris un plaisir fou à découvrir ce premier texte.
Dans une ville post-Ravage (catastrophe planétaire durant laquelle trois astres, symbolisant les extra-terrestres, ont fait disparaitre l'ensemble des parents humains, ceux-ci étant la cause des traumatismes des enfants et de leurs pires cauchemars), deux hommes, Gros Ours et Petit Lapin, nouent une relation homosexuelle. L'orientation sexuelle n'est plus un problème dans cette société dans laquelle tous les repères sont changés : les relations ouvertes sont prônées et au cercle symbole de la famille est préférée désormais la société basée sur les carrés, le cercle rappelant trop les trois astres meurtriers. Ce qui importe désormais c'est la FPI (Fréquence des pulsions d'intimité) qui permet de déterminer la fréquence idéale de rapports sexuels pour un couple compensant ainsi l'absence de famille et permettant un certain équilibre dans la société. Cette intensité sexuelle peut même être indiquée dans la déclaration d'impôt pour bénéficier de la réduction légale (si si…). Les deux FPI de Gros Ours et de Petit Lapin n'étant pas exactement le même, Petit Lapin, qui a besoin d'assouvir plus souvent ses besoins, va rencontrer Ameng, un être hybride, constamment en tenue de plongée sous-marine, hybride tout comme lui qui n'a pas de jambes. Leurs deux parties de corps peuvent se démonter, se combiner, s'imbriquer comme des pièces de Lego. Fou n'est-ce pas ? Savoureux je dirais ce cyberpunk romantique ! Sous couvert d'un conte un brin absurde, c'est la notion d'identité et de genre, de l'acceptabilité de corps différents, de l'évolution des rapports sexuels et sociaux, du polymorphisme, qui sont appréhendées non sans un certain humour. Cette incomplétude des êtres était centrale et questionnée dans le roman Membrane. Elle est ici plus assumée et fait partie d'une certaine normalité.

La deuxième nouvelle, « L'après-midi d'un faune », est une nouvelle très différente, éloignée de la science-fiction. Un conte fantastique onirique dont le titre a été choisi pour rendre hommage à la culture française. La question du miroir, de l'identité multiple, de l'envoutement sont des questions au centre de cette nouvelle, thématiques que nous retrouvons dans plusieurs autres nouvelles.

Le titre de la troisième nouvelle « La guerre est finie » provient également d'une référence française, c'est en effet un hommage à Alain Resnais. Cette nouvelle résolument SF, de facture plus classique comparé à Perles, n'en est pas moins passionnante. Elle donne la voie à Meimei, une aDome, c'est-à-dire un humanoïde créé pour être la compagne d'un soldat de l'espace. Dans une galaxie étrangère en effet, le sentiment de solitude est inévitable et, pour éviter des relations intimes entre soldats, l'armée a ainsi créé pour ses troupes célibataires une compagnie apaisante, pour s'occuper de la maison et assurer un service sexuel. Chaque aDome est créée spécifiquement pour une personne via une réalité augmentée. Une relation pas si parfaite comme on s'en doute surtout lorsque l'homme rentre définitivement, la guerre étant finie…Un très beau texte métaphorique sur la condition homosexuelle d'une touchante beauté…

« Mon corps est aussi banal que celui de n'importe quel autre aDome, mais par l'intermédiaire de mon dispositif de réalité augmentée, lorsque mon mari s'approche de moi, il éprouve la douceur parfumée de ma peau (ce dispositif est calibré pour mon mari, si un autre violait mon intimité, il ne pourrait en extraire les délices qu'obtient mon mari à mon contact. de cette façon, mon mari ne pense pas à l'adultère, ni à la pornographie (ce dont se félicitent ses supérieurs » ; et aux yeux des autres je ne suis qu'une poupée banale et sans relief ».

La quatrième nouvelle « Eclipse » est très étrange et met en valeur une forme de marginalité provenant des personnes qui aiment manger des insectes alors que la société les rejette, détestant les insectes. En effet, cette pratique est réprouvée par la société car elle peut conduire à contracter une grave maladie, l'AITS (allusion transparente à l'AIDS, abréviation anglophone pour le SIDA). Il est intéressant de voir que la personne marginale assume totalement son inclination tandis que son frère, plus dans la norme de cette société, est en pleine quête d'identité. Mais le coeur de la nouvelle n'est pas là, elle se situe dans la famille homosexuelle et l'éducation homosexuelle que ces deux enfants ont eu. C'est un récit onirique, oppressant, à la beauté singulière qui, dans sa singularité et sa folie, se rapproche de la nouvelle Perles, première nouvelle du recueil.
« L'éclipse solaire totale qui a lieu en ce moment m'affecte : bien qu'il soit exceptionnel de pouvoir assister à un tel phénomène au milieu d'une existence ennuyeuse faite de données numériques – c'est même un plaisir rare, disons-le -, être témoin de la disparition temporaire du mouvement de l'univers rend inévitablement anxieux ».

La cinquième nouvelle au titre énigmatique « Au fond de son oeil, au creux de ta paume, une rose rouge va bientôt s'ouvrir », la plus psychédélique, certainement la plus radicale, porte sur la question de la vérité. La véritable vérité est-elle la réalité fabriquée ? La vérité sous drogue (la fameuse drogue du Miroir noir dans le texte) est-elle une réalité comme une autre à l'heure où le monde s'est écroulé ? Une drogue capable d'explorer les abîmes mentaux des consommateurs et de sonder leurs motivations et leurs désirs. Cette nouvelle montre, comme dans Membrane, le rôle et l'emprise des entreprises capitalistes colossales, incarnant désormais, à la place des nations, la puissance présidant au destin des hommes. Oeuvrant au dépeçage des planètes de la galaxie, elles se font une concurrence féroce et une d'elle, SM, vend des produits simulés de substitution. le miroir noir. « La compagnie propose par exemple de ressentir virtuellement la lumière du soleil ou de déguster de la viande de boeuf artificielle, en manipulant et en asphyxiant les systèmes nerveux des consommateurs ». L'immoralité, l'illégalité, les questions éthiques sont sous-jacentes. C'est là encore un texte à la beauté venimeuse. Et là encore la famille homosexuelle et l'éducation homosexuelle sont présents en filigrane du texte (allant même jusqu'à présenter des hommes pouvant se reproduire entre eux), nous le comprenons à la toute fin de cette nouvelle labyrinthique et apocalyptique.

Enfin la dernière nouvelle, « La comédie de la sirène » est un récit dans le récit. On y voit un étudiant (l'auteur l'a d'ailleurs écrite alors qu'il était lui-même étudiant) composant un conte, à la fois cruel et beau, érotique et poétique, non dénué d'un humour décapant, sur une sirène qui rêve de devenir femme afin de pouvoir s'unir à un homme dont elle est tombée amoureuse. Elle réalisera son voeu et s'apercevra vite que le fait d'être pénétrée violemment par le corail rouge de l'homme est très loin de ce qu'elle croyait, notamment si loin du fameux baiser qui lui permettra de retrouver sa voix de sirène.

Original, intelligent, pétillant, poétique, touchant, parfois délirant, ce recueil m'a conquise. Son exotisme, sa radicalité, son coté envoutant font de ces nouvelles des textes marquants. Voilà une lecture singulière très immersive qui sort totalement des sentiers battus !

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