Un beau jour, nous avons décrété que le monde était suffisamment grand. On ne connaissait rien de mieux. On y trouvait la place qu'on désirait avoir. Puis le monde a rétréci. A moins bien sûr que nous ayons grandi et soyons devenus plus exigeants. Nous avons agité les bras. A force, les coutures du monde ont craqué et le monde s'est déchiré tout autour de nous.
Le mensonge est parfois plus éclatant que la vérité.
Entre les blessures et les cicatrices se niche le temps.
Kim Karlsen est un voyageur sans bagage, un marin sans navire, il est le passager embarqué sur un morse et ils voguent leur propre galère, là où les anges et les sébastes, les alevins et les étoiles, se croisent à mi-chemin, dans la bouche écumante des déferlantes, dans l'escalier mécanique du vent - et salut à vous, pêcheurs échoués, soyez les bienvenus vous qui nous fournissez le chagrin folâtre des vieilles rengaines:
Ne pense pas au lendemain
Suis les vagues jusqu'au lointain
Ne pense pas au lendemain
Suis les vagues jusqu'au lointain
Gunnar traverse le champ, récupère ses gants, continue vers la route. Il a le temps. Il a tout le temps devant lui. La lisière de la forêt est bleue. L'oiseau s'est envolé. Et quand le vent souffle dans une direction bien déterminée, on entend un cognement sourd, qui ne vient de nulle part, une note, qui permettra aux blés d'onduler.
Si vous ouvrez bien grand vos yeux par une nuit claire, alors vous apercevrez à coup sûr les épaves qui jonchent la profondeur de la voûte céleste, et s'amoncellent dans la fosse de réparation.
Croyez-moi quand je vous dis que les mécaniciens qui triment dans cet atelier sont très occupés.
Mon slogan à moi, le voici: le deuil n'a pas d'effet rétroactif. Car, ça au moins on ne peut pas me l'enlever, je ne retire rien et je n'ajoute rien non plus. Je peux apaiser et houspiller, mais je ne touche jamais à ce qui s'est passé. Je me contente uniquement de plonger ma main dans votre temps que je retourne comme un gant. Je suis la lumière rétive qui sur votre négatif chamboule et met tout sens dessus dessous.
Dis bonjour aux connaissances communes, si jamais tu en vois. Ah si, une toute dernière chose: les sherpas savent qui ouvre la marche. Monter c'est facile. Descendre, c'est dur. Quand on est arrivé au sommet, on n'a parcouru que la moitié du chemin. C'est Kipa Lama qui l'a dit. Il sait que le plus fort ferme le cortège. Et lui il monte toujours en dernier. Celui qui tient la corde. Celui qui nous tient.
Le grand-père se tait un instant, bancal et mélancolique, comme s'il se souvenait soudain d'un détail important.
- Qu'est-ce que tu fiches ici, Kim ?
Kim Karlsen se retient toujours aux défenses du morse.
- Je ne sais pas, grand-père. Je n'en sais strictement rien.
Le grand-père cache son visage parcheminé dans ses mains, à moins qu'il ne les mette en entonnoir, en porte-voix.
- Retourne là d'où tu viens, murmure t-il. Tu es beaucoup trop en avance. Je t'en supplie !
Mais ils sont déjà loin et il est trop tard pour rebrousser chemin.
Et personne ne s'arrête de rire puisque personne ne riait .