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Critique de oblo


oblo
22 décembre 2017
Il y a comme un parfum de Désert des Tartares, de Rivage des Syrtes, voire même de Falaises de marbre dans ce En attendant les barbares. A la frontière ouest de l'empire, un magistrat régit une colonie : en fait un poste avancé de la civilisation face aux tribus barbares. Ces derniers n'ont pas de nom. Ce qui les fait barbares, c'est leur mode de vie nomade. Incapables d'ériger des villes, de construire cette grande fiction institutionnelle qu'est l'Etat, ils vivent d'élevage, de chasse, de troc aussi avec les habitants de la colonie. Bien-sûr, par leur mode de vie, par leur refus de la politique telle qu'elle doit raisonnablement se construire, les barbares constituent une menace. On s'inquiète, on enquête. le magistrat reçoit dans sa cité un membre du Troisième Bureau, formation d'élite de l'empire, qui ramène des prisonniers dans la cité et les interroge. Durement : jusqu'à la torture. Il n'y a que sous la douleur la plus extrême que les accents de la vérité se font entendre.

De ces premières expéditions, une jeune femme est rapportée. Durant les séances d'interrogatoires, elle a les pieds brisés, les yeux aveuglés et son père, battu devant elle, humilié, est tué après avoir cédé à la folie. le magistrat prend la jeune femme en pitié. S'ensuit des semaines où la jeune femme vit chez le vieux magistrat : il la caresse, explore de ses mains et de ses doigts son corps, seulement en surface, seulement pour constater sa jeunesse, ses blessures irréparables, sa nature de barbare. Puis, lorsque l'hiver repart, il la remmène auprès des siens, dans un territoire hostile où même les chevaux, ces bêtes de somme, peinent à survivre. A son retour, il est accusé d'intelligence avec l'ennemi, puis est emprisonné.

Il règne, dans le livre de John Maxwell Coetzee, des accents de Julien Gracq, de Dino Buzzati. Cette frontière sur laquelle veille le magistrat, dans sa colonie, est celle des territoires incertains. La muraille, comme le fort de Buzzati, donne l'illusion de la protection. Il règne aussi, au début du livre, cette torpeur propre aux moments heureux et qui sont, par essence, fragiles : comme dans les Falaises de marbre d'Ernst Jünger, une menace approche et, bientôt, balaiera tout sur son passage. Mais, contrairement à ces romans, celui de Coetzee ne définit pas de certitude quant à la nature du pouvoir de l'empire. le magistrat attend les barbares, oui. Mais qui sont-ils ? Sont-ces ces hordes dépenaillés d'éleveurs et de pêcheurs qui survivent tant bien que mal ? Ou sont-ce ces officiers, élégants et sûrs de leur bon goût, et de leur bon droit, qui capturent à tout va, torturent puisque le droit le leur permet, imaginent des guerres insensées ?

Le magistrat, en homme libre et plein d'idéaux, s'oppose à la guerre et au traitement inhumain des barbares. Pour cela, il sera rabaissé au rang de bête, battu et brimé, brisé, avili. Son histoire rappelle que ce sont les vainqueurs qui écrivent l'histoire, c'est-à-dire ceux qui possèdent la force. Ecrire l'histoire, c'est aussi choisir les mots, les interpréter ; c'est catégoriser les choses et les êtres, les valoriser ou les dévaloriser, c'est aussi manipuler les mots, notamment les mots du droit, pour dire ce qui est juste et ce qui ne l'est pas. La morale, cette gardienne intime des valeurs humaines, n'a rien à voir avec cela.

Avec cette tragédie en forme de conte, John Maxwell Coetzee fait preuve d'efficacité. le propos est limpide, son enseignement aussi. L'histoire qu'elle écrit peut s'appliquer à nombre de nos exemples historiques : est-ce la conduite de la France en Algérie que l'on croit reconnaître ? Est-ce celle de l'Etat raciste sud-africain, promoteur de l'apartheid ? Est-ce encore les Etats-Unis, cette nation qui s'est construite (pas seulement, heureusement !) par ses conflits intérieurs contre les Noirs et contre les Indiens ? On pourrait multiplier les références. Lorsque la civilisation s'oppose à la barbarie, elle en prend d'autant plus volontiers les apparences. le bourreau est aussi victime : c'est l'humanité, la plus brillante comme la plus sombre, que l'on justifie et que l'on assassine.
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