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Citations sur Au coeur des ténèbres (171)

[...] ... Je ne veux pas faire croire que ce vapeur était tout le temps à flot. Plus d'une fois, il a dû passer pour un temps à gué, avec vingt cannibales barbotant autour et poussant. Nous avions enrôlé quelques uns de ces gaillards en route comme équipage. Très bien, les cannibales, à leur place. C'étaient des hommes avec qui on pouvait travailler et je leur suis reconnaissant. Et après tout ils ne se mangeaient pas l'un l'autre sous mon nez. Ils avaient apporté une provision de viande d'hippopotame, qui pourrit, et qui fit puer dans mes narines le mystère de la brousse. Pouah ! Je la renifle encore. J'avais le Directeur à bord et trois ou quatre pèlerins, avec leurs bâtons - rien n'y manquait. Parfois nous tombions sur un poste proche de la berge, accroché aux basques de l'inconnu, et les Blancs, accourant d'une masure croulante, avec de grands gestes de joie, de surprise, de bienvenue, semblaient tout étranges, ayant l'air d'être tenus là captifs par un enchantement. Le mot ivoire retentissait dans l'air un moment - et nous repartions, dans le silence, sur des étendues vides, tournant autour de courbes endormies, entre les hautes murailles de notre sinueux parcours, réverbérant en roulements sourds le lourd battement de la roue arrière. Des arbres, des arbres, des millions d'arbres, massifs, immenses, jaillissant très haut ; et à leur pied, serrant la rive à contre-courant, se traînait le petit vapeur encrassé, comme un bousier paresseux rampant sur le sol d'un noble portique. On se sentait tout petit, tout perdu, et pourtant, ce n'était pas absolument déprimant, cette sensation. Après tout, si on était petits, le bousier crasseux avançait - ce qui était exactement ce qu'on voulait. Vers où, dans l'imagination des pèlerins, je ne sais. Quelque endroit où ils espéraient quelque profit, je gage ! Pour moi il se traînait vers Kurz, exclusivement. Mais quand les conduites du vapeur se mirent à fuir, nous nous traînâmes fort lentement. Une longueur de fleuve s'ouvrait devant nous et se refermait derrière nous, comme si la forêt avait tranquillement traversé l'eau pour nous barrer le passage au retour. Nous pénétrions de plus en plus profondément au coeur des ténèbres. Quelle quiétude il y régnait ! La nuit parfois le roulement des tamtams derrière le rideau d'arbres remontait le fleuve et restait vaguement soutenu, planant en l'air bien au-dessus de nos têtes, jusqu'à l'aube. S'il signifiait guerre, paix ou prière, nous n'aurions su dire. Les aurores étaient annoncées par la tombée d'une froide immobilité ; les coupeurs de bois dormaient, leurs feux brûlaient bas ; le craquement d'un rameau faisait sursauter. Nous étions des errants sur la terre préhistorique, sur une terre qui avait l'aspect d'une planète inconnue. Nous aurions pu nous prendre pour les hommes prenant possession d'un héritage maudit à maîtriser à force de profonde angoisse et de labeur immodéré. Mais soudain, comme nous suivions péniblement une courbe, survenait une vision de murs de roseaux, de toits d'herbe pointus, un explosion de hurlements, un tourbillon de membres noirs, une masse de mains battantes, de pieds martelant, de corps ondulant, d'yeux qui roulaient ... sous les retombées du feuillage lourd et immobile. Le vapeur peinait lentement à longer le bord d'une noire et incompréhensible frénésie. L'homme préhistorique nous maudissait, nous accueillait, nous implorait - qui pourrait le dire ? Nous étions coupés de la compréhension de notre entourage ; nous le dépassions en glissant comme des fantômes, étonnés et secrètement horrifiés, comme des hommes sains d'esprit feraient devant le déchaînement enthousiaste d'une maison de fous. Nous ne pouvions pas comprendre parce que nous étions trop loin et que nous ne nous rappelions plus, parce que nous voyagions dans la nuit des premiers âges, de ces âges disparus sans laisser à peine un signe et nul souvenir. ... [...]
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Voyez-vous l’histoire ? … Voyez-vous quoi que ce soit ? … Je me fais l’effet d’essayer de vous raconter un rêve et de n’y pas réussir, parce que aucun récit de rêve ne peut rendre la sensation du rêve, ce mélange d’absurdité, de surprise, d’ahurissement dans l’angoisse qui se révolte, cette sensation d’être en proie à l’incroyable, qui est l’essence même du rêve. [...] Non, c’est impossible. Il est impossible de rendre la sensation d’une époque donnée de l’existence, ce qui en fait la réalité, la signification, l’essence subtile et pénétrante. C’est impossible. Nous vivons comme nous rêvons, seuls…
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- Et si tu savais quels propos pernicieux et absurdes il tenait, continua l'autre. Il m'en a assez rebattu les oreilles lorsqu'il était ici : chaque station devrait être un signal sur la route d'un monde meilleur, un centre de commerce bien sûr, mais aussi de bienfaisance, de progrès et d'instruction. Tu imagines ? Quel âne ! Et ça veut être directeur !
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L'une après l'autre, de virage en virage, les portions du fleuve s'ouvraient devant nous et se refermaient derrière, comme si la forêt eût nonchalamment envahi les eaux pour nous barrer toute possibilité de retour. Ainsi pénétrions-nous plus avant chaque jour au cœur des ténèbres.
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On ne peut donner aucune impression vivace d'une quelconque époque de son existence, ce qui en fait l'authenticité, la signification, l'essence subtile et pénétrante. C'est impossible.
On vit comme l'on rêve - seul.
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Et la jeune femme parlait, soulageant sa peine dans la certitude de ma sympathie : elle parlait comme on boit quand on a soif.
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