C’étaient des conquérants et pour ça il ne faut que de la force brute ; pas de quoi se vanter quand vous la possédez puisque votre puissance n’est qu’un accident engendré par la faiblesse d’autrui.
« L’horizon était barré par un banc de nuages noirs et cette eau, qui comme un chemin tranquille mène aux confins de la terre, coulait sombre sous un ciel chargé, semblait mener vers le cœur même d’infinies ténèbres. »
Les longues avenues d’eau s’ouvraient devant nous et se refermaient sur notre passage, comme si la forêt eut enjambé tranquillement le fleuve pour nous barrer la voie du retour. Nous pénétrions de plus en plus profondément au cœur des ténèbres. Il y régnait un grand calme. Quelquefois, la nuit, un roulement de tam-tams, derrière le rideau des arbres, parvenait jusqu’au fleuve et y persistait faiblement, comme s’il eût rôdé dans l’air, au-dessus de nos têtes, jusqu’à la pointe du jour. Impossible de dire s’il signifiait la guerre, la paix ou la prière. L’aube toujours s’annonçait par la tombée d’une froide torpeur : les coupeurs de bois dormaient, leurs feux brûlaient bas et le craquement d’une branche vous faisait sursauter.
La nature sauvage, elle, l'avait très vite percé à jour et lui avait fait payer très cher son invasion étrange. Je pense qu'elle lui avait murmuré sur lui-même des choses qu'il ignorait, qu'il ne concevait même pas jusqu'au moment où il avait pris conseil de cette grande solitude… et que la fascination de ce murmure s'était avérée irrésistible.
Je suis bien certain qu'aucun imbécile n'a jamais vendu son âme au diable : l'imbécile est trop imbécile ; ou alors le diable est trop diabolique, je ne sais pas.
La terre n'était plus la terre. Elle nous offre habituellement le spectacle d'un monstre entravé et vaincu mais là-bas, elle restait monstrueuse et libre.
Nous ne pouvions pas comprendre parce que nous étions trop loin pour nous souvenir, parce que nous voyagions dans la nuit des premiers âges, de ces âges qui ont disparu en ne laissant presque pas de traces et aucun souvenir.
Le fleuve s'ouvrait puis se refermait derrière nous comme si la forêt nous barrait la route sans se presser pour nous empêcher de repartir dans l'autre sens. Nous pénétrâmes toujours plus avant dans le cœur des ténèbres.
Sur ce fleuve, on se perdait comme dans un désert et, à longueur de journée, on venait donner dans des hauts-fonds en cherchant la passe au point de se croire ensorcelé, coupé à jamais de tout ce qu'on avait connu autrefois, ailleurs, très loin, dans une autre existence peut-être.
Physiquement, il ressemblait à un boucher des quartiers pauvres et il avait dans les yeux une sorte de roublardise somnolente.