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Critique de audelagandre


« Le sang des innocents » est le troisième roman de Shawn. A Cosby paru en France et édité aux éditions Sonatine. Son second, « La colère » figurait sur la « Summer reading list » de Barack Obama. Rien que ça ! Shawn est né en Virginie occidentale, issu d'une famille pauvre et élevé en milieu rural. Il connaît donc parfaitement la notion d'appartenance à une communauté, les avantages et les inconvénients de vivre dans un monde relativement cloisonné. Aussi, à travers ses écrits, il décrit ce qu'il a expérimenté, constaté et ressenti, sur des sujets qui ont fait partie intégrante de son existence. Par exemple, dans « Les routes oubliées » il met en lumière ce que l'homme est capable de faire pour combattre la pauvreté, dans « La colère » il décortique l'intolérance, le racisme et l'homosexualité. Quid dans « Le sang des innocents » ?

Titus Crown, ancien agent du FBI, est de retour dans la ville qui l'a vu naître : Charon en Virginie. Il revient sur sa terre natale pour prendre soin de son père, mais pas seulement… Un évènement traumatique le hante. Durant ce temps passé à Charon, il décide de se porter candidat pour le poste de shérif. Contre toute attente, il remporte cette élection alors que traditionnellement le shérif a toujours été de couleur blanche. Titus Crown et donc le premier shérif noir à accéder à ce poste. En règle générale, il ne se passe rien de bien grave dans cette petite ville aux taux de criminalité relativement bas. Mais alors que Titus va célébrer sa première année de mandat, la communauté est secouée par un shooting au lycée Jefferson Davis. Lors de l'intervention des forces de police, le tueur est assassiné. Il s'agit d'un très jeune étudiant sans histoire. Il n'y a eu qu'une seule personne tuée lors de cet assaut : un professeur de géographie extrêmement apprécié de ses élèves et très respecté de la communauté. Une enquête est alors ouverte qui va révéler bien des zones d'ombre chez chaque protagoniste impliqué dans cette histoire, et amener les équipes de la police, mais aussi les habitants à s'immerger dans les ramifications d'une histoire sordide qui va secouer toute la communauté.

« Le sang des innocents » c'est d'abord le récit d'une communauté et du fameux « vivre ensemble » qui peut exciter autant que paralyser. S.A Cosby connaît et aime sa région. C'est sans doute ce qui lui permet d'en retranscrire l'atmosphère avec tant de pertinence et de finesse. Les descriptions qu'il fait de Charon permettent une immersion totale du lecteur autant au niveau de l'ambiance qu'au niveau du langage qu'il place dans la bouche de ses protagonistes. Car dans ce sud, celui qui a fait l'Amérique par son brassage culturel, sa diversité, ses évènements historiques et ses batailles, les problématiques inhérentes aux petites villes sont bien différentes de celles des grosses mégalopoles. « Bref, Charon était semblable à la majorité des villes et des comtés du Sud : son sol était imbibé de plusieurs générations de larmes et, ici, comme ailleurs, violence et chaos étaient érigés en symboles d'un passé idéalisé qu'on célébrait tous les ans, à l'occasion de la fête des Pères fondateurs. » Plus qu'ailleurs, à Charon, survivre est un combat permanent.

« Le sang des innocents » relate une enquête qui débute par une attaque armée dans une école, phénomène tristement fréquent dans les établissements scolaires américains : un prof aimé de tous, un gosse sans histoire, un flic chargé de l'enquête. Une histoire qui pourrait s'arrêter là sans l'exigence que Titus Crown place dans sa fonction. Personnage phare du roman, Titus a une haute opinion de sa mission et possède un vrai code moral. Chargé de « protéger et servir », de maintenir un code d'honneur basé sur l'irréprochabilité de sa fonction, Titus se fait un point d'orgue à suivre les procédures et à élucider ses affaires jusqu'au bout… quitte à subir les foudres de sa communauté lorsqu'il impose une enquête approfondie sur le tireur Latrell Macdonald, mais aussi sur la victime Jeff Spearman. de quoi s'attirer les foudres de la communauté blanche ET de la communauté noire. Car toute la problématique de ce personnage réside là : Titus est accusé d'être à la solde des blancs par ses pairs, mais aussi de protéger ceux de sa couleur de peau. Titus aime sa ville, mais celle-ci ne lui rend pas forcément son affection… Un amour à sens unique, pollué par un racisme intrinsèque générationnel. Cette enquête va pousser toute une communauté dans ses retranchements, et Titus dans les siens.

Je ne vais pas expliciter plus en détail l'enquête abominable à laquelle va être confronté Titus, je préfère mettre l'accent sur la photographie que S.A Cosby fait de l'Amérique et des thématiques qu'il soulève. Il y a le racisme dont sont victimes les Noirs américains et dont les récents événements d'actualité démontrent l'omniprésence, mais il y a aussi la religion à laquelle Cosby consacre une très grande partie de son roman. Il faut comprendre que l'Amérique fonctionne sur un système de communautés : celle de l'école, celle de l'église, celle des opinions politiques. Les relations amicales se font uniquement par ce biais. Or, dans le comté de Charon, il existe vingt lieux de culte. Pour une si petite communauté, c'est énorme et cela divise. le titre anglais du roman « All the sinners bleed » (littéralement, tous ceux qui ont commis des péchés saignent) met bien en avant cette notion de communautarisme par la religion. Dans « Le sang des innocents », le lecteur rencontre des confessions proches, mais différentes avec un regard assez cynique sur le sujet : « Une église aussi rentable aurait dû avoir les moyens de s'offrir un climatiseur central dernier cri. Ainsi que des bancs de meilleure qualité. Et un nouveau bardage. Par ailleurs, il ne pouvait pas s'empêcher de remarquer la belle robe noire aux broderies d'or du révérend Jackson, tout comme il n'avait pas manqué de remarquer la Lexus flambant neuve stationnée sur l'emplacement réservé au pasteur. Chaque année, une nouvelle voiture semblait y faire son apparition. Peut-être que c'était ça, en fin de compte, ce que les vrais croyants appelaient un miracle. » La balance incarnée par Helen, mère de Titus décédée est savoureuse : « Il ne suffit pas de monter dans une chaire pour être un pasteur, tout comme il ne suffit pas de se rouler dans la boue pour être un cochon. »

Certaines branches comme celle du Rocher Rédempteur en la personne du pasteur Elias Hillington décortiquent un microcosme de religion blanche pour blancs : « Le pasteur et les membres de sa congrégation ne cachaient pas leurs orientations politiques : entre deux sermons sur les flammes de l'enfer, Elias n'hésitait pas à s'emporter contre le mariage gay, la menace socialiste ou le mouvement Black Lives Matter. Les fidèles du Rocher sacré ne portaient pas de robes blanches et ne brûlaient pas de croix, mais Titus savait très bien ce qu'ils pensaient de lui et de tous ceux qui lui ressemblaient. Cela émanait d'eux par vagues, comme la puanteur qui se dégage d'une plaie infectée. Dans leur cas, c'était l'âme qui était vérolée. » D'ailleurs, l'anecdote de ce pasteur qui vit au milieu des serpents et les utilise pour ses prêches est tout à fait réelle, il vous suffit de taper « snake handling » ou « serpent handling » sur internet pour vous rendre compte du phénomène. Ce procédé sous-entend que leur foi est si forte que les serpents ne les mordront pas.

Même si Titus Crown est très critique face à la religion et qu'il a mis « un terme à cette relation abusive il y a déjà un bon moment », il respecte absolument les croyances de son entourage, notamment celle de son père. Ils existent chacun avec leurs croyances, mais existent aussi individuellement, en dehors de leurs spiritualités respectives. S.A Cosby fait d'ailleurs une différence majeure entre religion et spiritualité. Nul besoin d'aller à l'église pour être croyant – la foi est quelque chose de très personnel, hypocrisie de ceux qui se disent croyants et commettent ensuite les pires atrocités qu'ils vont confesser dans des lieux saints, mais qui ne les empêchera pas de recommencer leurs méfaits. Je voudrais d'ailleurs insister sur cette magnifique relation que Titus a avec son père, une relation d'amour désintéressé, sans jugement, respectueuse et incroyablement inspirante.

« Le sang des innocents » évoque également le sujet des armes à feu, autre problématique récurrente sur le sol américain. Comme vous le savez, sans doute la NRA, toute puissante, génératrice de lobbying et militante du fameux premier amendement de la Constitution, ne permettra jamais de résoudre ce problème. Shawn A. Cosby le sait très bien, et en profite pour aborder ce sujet de façon parfois assez cynique (« Vous voyez, c'est pour ça que j'ai toujours dit qu'il fallait que les enseignants aient le droit de porter une arme. ») ou de façon plus sérieuse (« Le comté de Charon comptait plus d'armes à feu que d'habitants, pour la bonne raison que la plupart des habitants possédaient plus d'armes à feu que nécessaire. »).

À travers le personnage de Titus Crown et des thématiques abordées, Cosby a un merveilleux alibi pour décortiquer avec lucidité son Amérique. le dilemme de Titus, de devoir prouver qu'un shérif noir peut être aussi impartial et intègre qu'un shérif blanc est une croix quotidienne. « (…) s'il était élu, il serait un shérif noir, mais pas le shérif de la communauté noire. » Irréprochabilité, transparence et moralité combattent une affaire où mensonges, secrets et cruauté prennent toute la place. Dans une si petite communauté où chacun porte un masque, sait des choses qu'il faut taire, difficile de démêler le vrai du faux… « La vérité est encore à faire ses lacets que le mensonge a déjà parcouru la moitié du globe. » « Le sang des innocents » coule sur les terres de Charon, et il est principalement noir. Malgré un sentiment d'appartenance fort, et un amour sincère, pour ce lieu, les sentiments du shérif face à l'enquête qui doit mener restent ambivalents ; « C'était une période où, il devait bien le reconnaître, il avait honte de sa ville natale. Honte des péquenauds arriérés et racistes qui la peuplaient et de la petite mesquinerie de province qui la caractérisait. »

Toute la complexité de l'être humain et à travers lui de l'Amérique est présente dans ce roman. Une belle réussite pour un auteur qui prend incontestablement de l'ampleur !
Lien : https://aude-bouquine.com/20..
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