Citations sur Outre-Mère (11)
"Je sais que les secrets de famille se nourrissent dans l'ombre de nos inconscients, restreignant la part de liberté de ceux qui les subissent"
Je lis beaucoup de choses sur les enfants de survivants. Leur destin s'est construit sur une injonction paradoxale tacite: oublie, n'oublie jamais. Oublie, car être Juif, c'est mortel. N'oublie jamais, sinon ils sont morts pour rien. Les survivants, nos parents, ont choisi la stratégie du silence, quand elle ne leur a pas été imposée par la société. Toi, tu es en vie, tu as bien de la chance! Ça vous culpabilise un enfant jusqu'au mutisme, d'entendre ça. Dans ces familles, il n'y a plus ni religion ni culture, il n'y a plus de rituels. On a caché les albums de photos. On ne peut pas parler des disparus. On s'est fondu dans la masse, on s'est adapté. On survit.
C'est un rapport de forces chaque fois renégocié. D'un côté, Hélène et sa souffrance initiale, indicible, incommensurable. Hélène qui attire toute la lumière à elle. De l'autre, moi, et le refus systématique d'entrer dans l'orbite d'Hélène. Mais aussi mon obsessionnelle volonté de savoir.
Plus que mes lectures et mes recherches, c'est parfois une phrase sibylline, au détour d'une rencontre, qui débloque quelque chose. Cette semaine, quelqu'un m'a dit : "Le titre de père, ça se mérite." La petite phrase a fait son chemin en moi comme la goutte d'eau dans le calcaire. En début de soirée, j'ouvre mon ordinateur et je décide d'écrire à Hélène. Dans cette faille e ma propre conscience de sa souffrance, parce que ses larmes de ce matin m'ont touchée ; dans cette faille de l'histoire de cette Cléo de Mérode, qu'elle a bien voulu me livrer et qui, je le sais, a ouvert une porte et engage Hélène. Se glisser là-dedans avant que les portes se referment et que les ponts se relèvent. (p. 109)
La frontière est parfois mince entre ce qui fait qu'un homme devient un héros ou un traître. Combien se sont retrouvés du côté des bons ou des méchants juste parce qu'ils avaient l'opportunité qui, en fin de compte, leur a ouvert le destin.
Dans ces familles, il n'y a plus de religion ni de culture, il n'y a plus de rituels. On a caché les albums de photos. On ne peut pas parler des disparus. On s'est fondu dans la masse, on s'est adapté, on survit.
Mais les albums de photos sont restés à portée de main des enfants curieux, les silences et les non-dits prennent de la place, et ces enfants, qui aujourd'hui ont la cinquantaine ou plus, se sont construits sur un secret de plomb.
Ma mère use avec nous de ce procédé qui a muselé toute une génération après la guerre, celle des rescapés, celle des revenus-de-l'enfer, celle des enfants cachés, celle des survivants. De tous ceux qui tentaient de raconter leur épouvantable histoire et qu'on a fait taire d'un "Tu n'as pas à te plaindre; au moins, toi, tu es vivant". Ils avaient survécu, leur souffrance était inaudible: on les priva de parole. Ou ils se résignèrent d'eux-mêmes au silence.
Dans les caves de cette histoire dont personne ne m'a donné les clés, j'ai trouvé des cadavres et des monstres ; quelques trésors, aussi. J'ai trié, rangé, empaqueté, nettoyé les toiles d'araignée et chassé la poussière. Ca m'a pris des années. Et maintenant, je suis assise sur mes caisses et je ne sais par où commencer.
Mais à l'instar des trous noirs, toute consolation est immédiatement absorbée par sa force de gravité, ce qui alimente le système en énergie. Tout l'art, pour moi, consiste à me tenir au bord de la zone d'attraction sans y sombrer.
Ce n'est qu'en prenant conscience de la part de mal qui nous habite que nous pourrons pardonner à autrui celle qu'il a choisie d'exprimer.
Je sais que les secrets de famille se nourrissent dans l'ombre de nos inconscients, restreignant la part de liberté de ceux qui les subissent.