Journal de voyage du commandant Cousteau, tome 1 : Le monde du silence

Nous étions en plongée devant Praïa, aux iles du Cap-Vert, lorsqu'une ombre s'étendit sur nous. Je pensai que dans l'autre monde, il devait y avoir un nuage dans le ciel bleu. mais Dumas me héla d'un cri et pointa vers le haut. Juste au dessus de nous passait une manta majestueuse, dont l'envergure atteignait six ou sept mètres. Elle éclipsait la lumière du soleil. Elle ne nageait pas, elle planait. p173

Ainsi, l'épouvantable monstre de Victor Hugo [NDLR : Les travailleurs de la mer] n'est pas seulement un animal timide, doué d'étonnantes facultés d'adaptation, il est aussi capable de se servir d'outils, ce qui implique des réflexes conditionnés complexes, que l'on n'avait pas encore portés à son crédit. En rassemblant les matériaux nécessaires à la construction d'une maison, en soulevant une lourde pierre plate et en la maintenant en position pendant qu'il cale le tout avec une brique et un galet, le poulpe a mérité une promotion dans la hiérarchie des animaux intelligents. p171

Le professeur Piccard tint à être l'un des deux occupants de la nacelle pour la première plongée. Son compagnon fut tiré au sort. L'honneur échu à Théodore Monod. Picard et Monod furent enfermés dans la boule blanche, gratifiés de tous nos souhaits. Le puissant treuil du Scaldis souleva le bathyscaphe vers le soleil et, à 15h, le 26 novembre 1948, le déposa sur une mer calme. p145

A port-Issol, au bord de l'eau, je fis à mes garçons un petit cours technique, très simple, mais qu'ils n'écoutèrent pas. Sans hésitation, ils m'accompagnèrent dans une petite crique peu profonde, pleine d'algues, d'oursins épineux et de petits poissons. L'eau tranquille retentit vite de leurs cris de joie tandis qu'ils me désignaient du doigt toutes ces merveilles. impossible de les empêcher de parler, Philippe perdit son embout : je lui replantai vite dans la bouche et je bondis aussitôt vers Jean-Michel, pour lui remettre le sien. p136

Le fond est morne et désertique, parsemé de coquilles vides et d'oursins morts. Je suis encore assez conscient pour me souvenir qu'à cette profondeur, sous une pression dix fois plus forte qu'à la surface, tout effort physique présente de sérieux dangers. Je remplis doucement mes poumons et je paraphe l'ultime planchette. Mais je me sens incapable d'écrire, fût-ce en quelques mots, mes impressions à cinquante brasses de profondeur... Je suis à cet instant le plongeur autonome le plus profond du monde. Dans mon cerveau dédoublé, cette satisfaction s'accompagne d'un mépris sardonique de moi-même. p132