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Critique de HundredDreams


« Toute l'histoire du monde ne me paraît souvent rien d'autre qu'un livre d'images reflétant le désir le plus violent et le plus aveugle des hommes : le désir d'oublier. »
Hermann Hesse

Ce roman ressemble à un long fleuve qui serpente dans la forêt tropicale du Mozambique. Je l'ai suivi, glissant le long de ses méandres paisibles et mélancoliques, sombres et tortueux, affrontant ses nombreux rapides dont la fougue et la violence dessinent tout du long de nouveaux rivages.

Mia Couto nous offre une belle histoire d'amour teintée de réalisme magique.

« le rêve est un dialogue avec les morts, un voyage au pays des âmes. »

*
Ce roman qui emprisonne et enchaine le passé, l'amour, la mort, les regrets nous ramène au coeur d'un Mozambique ravagé par la guerre civile.

Mwanito Vitalício, le narrateur, a onze ans lorsqu'il voit une femme pour la première fois. Surpris par cette apparition, il pleure comme un enfant orphelin de mère.
En effet, depuis ses trois ans, il vit de « l'autre côté du monde », dans vieux pavillon de chasse isolé à plusieurs jours de la ville avec son père, son frère aîné Ntunzi, et le vieux militaire soldat Zacaria. Un oncle leur rend régulièrement visite, affrontant des routes peu sûres pour leur apporter les denrées indispensables à leur survie dans la forêt.
Dans cet endroit hors du temps et de l'espace que son père a baptisé "Jésusalem", la vie est faite de silences et d'oublis.
Le père règne en maître, imposant sa discipline, ses lois, ses mensonges comme vérités, exerçant son pouvoir d'assujettissement, comme un dictateur, sur son entourage et son territoire.

« … c'était Dordalma, notre mère absente, la cause de toutes les étrangetés. Au lieu de s'estomper dans l'autrefois, elle s'immisçait dans les fêlures du silence, dans les replis de la nuit. Il n'y avait pas moyen d'ensevelir ce fantôme. Sa mort mystérieuse, sans cause ni apparence, ne l'avait pas ravie du monde des vivants. »

Jusqu'au jour où Marta, une portugaise s'installe dans une des maisons abandonnées de la concession de chasse. Leur monde factice s'ébranle alors comme un château de cartes.

« Une faille s'ouvrit à mes pieds et un fleuve de fumée m'embruma. À la vue de cette créature, le monde déborda soudain des frontières que je connaissais si bien. »

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L'écriture de Mia Couto est belle, sombre, dramatique, énigmatique, nostalgique, patinée par la poussière du temps, hantée par le vent qui bruisse dans les arbres, les ombres et les absents. Mais parfois elle est traversée de puits de lumière, offrant tantôt un éclairage diffus, doux, feutré, tantôt l'éclat chaleureux du soleil.

Malgré ses thèmes durs, la plume poétique m'a enveloppée, bercée, touchée car l'auteur parle merveilleusement bien des douleurs humaines qui assombrissent la vie : l'absence, le deuil, le chagrin, la solitude, le désespoir, la fuite, la culpabilité, l'obsession.
L'auteur parle également des souvenirs et de la quête d'identité, de la mémoire et des mensonges, de peur et de folie, des dissensions et des désillusions.

« … le monde prend fin quand on n'est plus capable de l'aimer. »

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Mia Couto montre avec finesse et poésie comment le poids du passé et des remords influe sur les rapports humains, pèse sur les consciences et les secrets les plus intimes.
Pour cela, l'auteur a créé des personnages magnifiques de profondeur, touchants d'humanité par leurs failles et leurs fêlures, par cet amour paternel brutal qui irradie mais ne sait comment s'exprimer.

« Ce n'est pas en lui tenant les ailes qu'on aide un oiseau à voler. L'oiseau vole simplement parce qu'on l'a laissé être oiseau. »

Silvestre Vitalicio, le père, broyé par la douleur, les souvenirs et la culpabilité, sombre peu à peu dans la folie, repoussant les morts et les vivants, allant jusqu'à effacer le nom de chacun et les rebaptiser.

Mwanito parle peu. Enfant mal-aimé, calme, il a apprivoisé la solitude, les silences et est le seul à pouvoir apaiser les délires, les errances de son père. Peu à peu, en grandissant, il appréhende la vie mensongère dans laquelle son père les a tous poussés.

« Lorsqu'on me voyait, immobile et reclus, dans mon invisible recoin, je n'étais pas prostré. J'étais comblé, l'âme et le corps habités : je nouais les fils délicats dont on tisse la quiétude. J'étais un accordeur de silences. »

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Les femmes sont absentes dans la première partie du récit, mais leur ombre plane sans cesse, se faufilant entre les lignes du texte, dans les pensées, les silences et les non-dits, rendant leur présence encore plus forte et fondamentale.

Cela apparaît d'autant plus flagrant lorsque la Portugaise se présente au domaine. Elle est le révélateur d'un monde hanté par l'absence de la mère, décédée de façon mystérieuse.
Même en quittant la civilisation et en s'enfonçant dans le coeur de la forêt, Silvestre ne peut se défaire de la présence de Dordalma : elle le suit partout, sous-jacente, invisible mais perceptible dans le silence des adultes, dans la nuit piquetée d'étoiles, dans le murmure du vent qui laisse entendre les lamentations des morts.

« Pour Silvestre, le vent était une danse de fantômes. Les arbres ventés devenaient des gens, c'étaient des morts qui se lamentaient, désireux d'arracher leurs propres racines. Ainsi parlait Silvestre Vitalício, cloîtré dans sa chambre et barricadé derrière les fenêtres et les portes dans l'attente de l'accalmie. »

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Pour conclure, « L'accordeur de silences » est un très beau roman, serti par de beaux personnages et une écriture envoûtante. C'est le portrait saisissant d'un enfant en quête de son histoire familiale et d'un père muré dans le silence et l'obstination à oublier ce qui dérange.

Si ce récit est celui d'un tourment, c'est aussi un voyage dans un monde poétique, dissimulé et obscur, lequel nous parle d'errance, d'effacement de l'être dans l'aliénation, la déchéance et le renoncement.
J'ai été à l'écoute des bruits de la forêt habitée par la présence des morts.

« Les morts ne meurent pas lorsqu'ils cessent de vivre, mais quand nous les vouons à l'oubli. »

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Il ne me reste plus qu'à remercier Chrystèle (@HordeDuContrevent) qui m'a permis de découvrir cet auteur. Et je vous engage à aller lire les deux magnifiques billets qu'elle a écrits sur « L'accordeur de silences » et « le Cartographe des absences ».
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