Matthew Crawford semble un homme peu ordinaire si l'on en croit la petite bio de la quatrième de couverture : un philosophe doublé d'un réparateur de motocyclette, qui a préféré laisser un boulot dans un "think tank" pour ouvrir son propre atelier. Dans cet essai passionnant, il nous explique pourquoi un travail de réparation de moto est bien plus valorisant et intelligent que le travail "intellectuel", en tout cas tel qu'il est organisé aujourd'hui. Je dois dire que son récit de la réparation d'une Honda Magma est un vrai grand moment de philosophie (page 133 et suivantes..) M Crawford montre ce que peut être la recherche de la vie bonne.
D'ailleurs le philosophe antique Anaxagore le disait déjà ""c'est parce qu'il a des mains que l'homme est le plus intelligent des animaux" (cité page 84)
Dans un des chapitres centraux, l'auteur raconte son éducation comme mécanicien : comment jeune homme, il faisait le casse-cou avec sa coccinelle et la modifiait ; comment, petit à petit, par des rencontres et un long apprentissage, il est devenu un mécanicien et quelle somme de savoir, d'expérience, de réflexion et de qualité morale cela comporte. Par exemple pour comprendre le dysfonctionnement d'un moteur, comme pour comprendre le monde, il faut un certain effacement de soi pour sortir du "voile de la conscience égocentrique" et pouvoir retrouver le monde tel qu'il est réellement. La réalité n'est jamais "donnée", les problèmes se présentent toujours avec ambiguïté : " le claquement des pistons peut effectivement ressembler au bruit des poussoirs desserrés et, par conséquent un bon mécanicien doit constamment garder à l'esprit la possibilité d'être dans l'erreur. Il s'agit d'une vertu éthique" (page 117)
Dire que j'ai été passionnée par ce livre est un mot bien faible. Tant le sujet me touche et me parait un enjeu essentiel du monde qui nous entoure : la place du travail de l'homme dans un monde où le but des entreprises est de s'en passer au maximum ; que signifie travailler pour un humain sans en être "aliéné" mais pouvoir, au contraire, y trouver sa réalisation d'humain. Voilà ce que j'en ai retenu peut être de manière un peu décousue.
M. Crawford fait d'abord l'éloge du travail manuel : non pas comme cela est plus fréquent du travail des artisans qui créé des objets alliant beauté et technique, héritiers souvent de traditions anciennes (ébéniste ou tapissier) mais du travail artisanal moins valorisé d'électricien ou de plombier, toux ceux qui savent réparer et faire fonctionner notre environnement quotidien. Pour lui, l'homme moderne est terriblement dépendant de ces objets qui lui simplifient le quotidien mais dont les pannes mettent à mal sa volonté de maitrise ; lorsque qu'il faut se mettre à l'écoute modeste de la chose, lorsque tout cela nous rappelle combien nous dépendons de réseaux, de canalisations et de divers fluides.
Le savoir faire artisanal implique de se consacrer longuement et profondément à une même tache et pas de passer d'une chose à l'autre en permanence, constituant un véritable engagement.
La véritable créativité est un sous produit de la maitrise et du donc d'un travail de longue haleine nécessitant une forte maitrise technique et non pas d'une liberté papillonnante. La créativité du musicien est le fruit d'un long apprentissage et de l'observance des caractéristiques de son instrument. Tout apprentissage nécessite de se plier à des règles, à des structures qui nous échappent et son indépendantes de nous : la musique, une langue, le jardinage etc.. . Aujourd'hui la pratique de la musique décline au profit de l'écoute par divers appareil : la maitrise d'un instrument est difficile et constitue une "réalité contraignante" impliquant un engagement actif de l'être humain. Tandis que l'écoute d'une chaine constitue "une réalité disponible".
Selon Matthew Crawford, il y a plus de liberté dans l'exercice de la confrontation avec un moteur que dans la plupart des travaux de "créatifs". Réparer soi même quelque chose n'a pas de rationalité pour l'économiste mais c'est une expression de la dignité de l'homme. La consommation nous propose de nous libérer de toute sortes de fardeaux matériels pour que nous puissions nous consacrer à notre bien être et à l'exercice de notre liberté mais ces objets têtus nous ramènent à notre impuissance et à notre frustration.
Or, c'est la consistance de cette résistance qui aiguise la conscience de la réalité, de la logique et de la physique . La présence de plus en plus grande d'informatique et d'électronique dans les véhicules est censée nous éloigner des contraintes de cette conscience : plus besoin d'aller voir la jauge aujourd'hui, un signal lumineux nous l'indique. mais alors il n'y a rien d'autre à faire que d'aller voir le technicien compétent. le signal lumineux rend dépendant non pas tant du technicien mais du chargé du clientèle, de la société automobile et des actionnaires dont l'intérêt est minimiser le risque financier de la baisse du niveau d'huile. S'être émancipé de la contrainte matérielle est plutôt une nouvelle contrainte. L'émancipation de l'individu par l'achat de nouveaux gadgets et non par la préservation de ceux qui existent déjà va de pair avec l'exaltation de mots d'ordres de jouissance.
Dans la comparaison avec le travail intellectuel : l'auteur rappelle l'histoire de la déqualification des ouvriers avec
Henry Ford et ses chaines de montage au profit de l'efficacité et le compare à la dégradation du travail de bureau avec la routinisation procédurale du travail de bureau et la confiscation du vrai travail par une poignée au sommet qui seule créé et demande aux autres d'exécuter.
Dans le chapitre sur les contradictions du travail de bureau, il montre par son expérience au sein d'une société produisant des résumés d'articles scientifiques, les mécanismes de la dégradation du travail intellectuel. Il devait respecter une méthode qui permettait de ne pas comprendre le contenu des dits articles. Il devait résumer 28 articles en une journée et devait donc mettre à l'écart sa capacité de penser. La tâche n'est plus guidée par des objectifs propres de qualité, en l'occurrence mettre à disposition une information de qualité. L'auteur ne se pose pas dans une critique de l'appât du gain comme étant en soi le problème. Il décrit le travail des managers qui sont amenés à gérer le travail de leurs collaborateurs sur ces bases comme un long apprentissage de l'irresponsabilité ; la thèse en quelque mot est la suivante : l'évaluation du travail du manager ne repose sur des critères techniques (le tuyau est droit ou pas, la pièce est correctement soudée ou pas) mais dépend de ce que les autres pensent, ce qui peuvent influer sur sa carrière. L'auteur parle "immunité discursive" c'est à dire la capacité à faire tenir toutes les hypothèses dans un discours afin de se prémunir de tout changement d'environnement .
Ce que le travail manuel aide à comprendre, c'est que le savoir ne s'obtient pas perché sur les hauteurs mais en combinant le penser et le faire. La connaissance est incarnée et située dans le monde. La meilleure façon de comprendre un marteau n'est pas de le contempler fixement mais de s'en saisir et de l'utiliser" (page 188 citation d'Heidegger). Les choses se manifestent à nous comme des instrument de notre action et des invitations à agir. Crawford évoque le savoir tacite du pompier qui sait à quel moment il doit quitter le lieu de l'incendie avant l'effondrement ou l'expérience de l'expert qui peut déceler une configuration particulière par une saisie immédiate et cohérente et non par l'analyse individuelles des éléments de la situation.
Dans le dernier chapitre "Travail, loisir et engagement", l'auteur explore la déconnection du lien entre le travail et la possibilité d'une activité satisfaisante voire l'authenticité de la vie recherchée dans les loisirs. C'est bien la caractéristique du travail aliéné, non pas tant parce que le fruit est récupéré par quelqu'un d'autre, comme le dit Marx mais en raison du caractère social du travail. Or l'ouvrière chinoise qui fabrique les chaises sur lesquelles nous nous asseyons n'a aucun lien avec ceux qui vont utiliser les chaises. C'est ce lien qui fonde le sens du travail et le rend concret et satisfaisant.