BALLADE À TIBIAS ROMPUS
Je suis le pauvre macchabée mal enterré,
Mon crâne lézardé s’effrite en pourriture,
Mon corps éparpillé divague à l’aventure
Et mon pied nu se dresse vers l’azur éthéré.
Plaignez mon triste sort.
Nul ne dira sur moi : « Paix à ses cendres ! »
Je suis mort
Dans l’oubli désolé d’un combat de décembre.
J’ai passé un hiver au chaud,
Malgré les frimas et la neige :
Un brancardier m’avait peint à la chaux.
Il n’est point d’édredon qui mieux protège.
Un gai matin d’avril, Monsieur Jean-Louis Forain,
Escorté d’un cubiste, m’a camouflé en vert.
Le vert a tourné à l’airain
Puis au gris et, dessert,
J’ai moi-même tourné comme une crème à la pistache.
Où donc es-tu, grand Caran d’Ache ?
Depuis, je gis à l’abandon.
Le régiment de la relève
M’a ceint de fils de fer, créneaux et bastidons.
Un majestueux rempart autour de moi s’élève.
En dépit du brûlant tropique,
Mon été fut philosophique.
Le nez perdu dans l’agrégat
Emmi le crapaud et le rat,
On s’habitue à tout loin des désirs charnels.
Autour de moi rêvassent de vieux cadavres confraternels.
[…]
Il n’est point si gai d’être mort.
Tout cela manque de confort.
Si j’avais un bout de ficelle,
Je sonnerais la sentinelle….
Guillaume Apollinaire Alcools René Dalize