Elle doit être heureuse encore, notre fille ! Elle a presque neuf mois faits et elle est poignée toute seule avec le grand-père et un petit gars de douze ans en plein dans le temps où il y a le plus à faire sur une terre. Pendant ce temps-là, son grand flanc mou se promène quelque part, on sait pas où, et il doit gaspiller dans les hôtels le peu d'argent qu'il a gagné cet hiver.
- On le sait pas, dit Napoléon. Là, tu parles sans savoir.
-Comment ça, on le sait pas, bondance ! s'emporta Lucienne, le visage rouge de fureur. Où est-ce que tu veux qu'il soit passé, cet insignifiant-là ? Il est tout de même pas à genoux dans une église en train de faire ses dévotions depuis deux mois et demi... Lui, quand je vais lui voir la face, il va avoir affaire à moi, je t'en passe un papier. S'il a pas de plomb dans la tête, je vais lui en mettre, moi ! promit-elle, les dents serrées.
Après avoir dit cela, la jeune mère de famille réalisa que les dernières traces de son amour pour son mari venaient de disparaître à jamais. Maintenant, elle le haïssait à en trembler.
Corinne se retira un long moment dans sa chambre à coucher. Elle se laissa tomber sur son lit, secouée par de violents sanglots convulsifs. Elle avait l'impression de venir de toucher le fond du désespoir et ne voyait pas comment elle pourrait être heureuse à nouveau. Elle ne comprenait absolument rien à la colère de son mari. Elle ne pouvait que la mettre sur le compte de l'alcool. S'il l'avait battue un mois auparavant, elle l'aurait quitté sans la moindre hésitation pour retourner chez ses parents.
Après le repas, Rosaire partit pour l'école et grand-père Boucher s'installa sur la galerie, se plaignant de la chaleur que répandait le poêle allumé. Pendant que Juliette allait faire un peu de ménage à l'étage, Corinne décida d'aller chercher des œufs au poulailler dans l'intention de confectionner un gâteau pour le dimanche suivant. Wilfrid Boucher la vit sortir de la maison et se rendre dans le petit bâtiment situé au fond de la cour, à côté de l'écurie
Qu'est-ce que tu dirais si on envoyait Rosaire à l'école ? Au fond, il est surtout utile pour t'aider à faire le train le matin et le soir, non ?
- Tu vas pas revenir là-dessus ? fit-il en élevant la voix.
— Tu m'as dit la dernière fois qu'on pourrait peut-être l'envoyer à l'école après les labours, lui rappela-t-elle.
— C'est pas vrai, affirma-t-il. C'est toi qui as dit ça. Moi, j'en ai pas parlé pantoute. — Mais ce serait quand même une bonne idée, insista-t-elle.
— Aie ! Je suis pas allé le chercher chez les sœurs pour en faire un paresseux, protesta Laurent. Il sait déjà écrire et lire, c'est déjà plus que ce que je suis capable de faire.
T'es bien fine de m'avoir acheté ça. C'est pas raisonnable d'avoir dépensé autant d'argent pour ma fête, ajouta-t-elle en l'embrassant sur une joue.
— À cette heure, il te reste juste à aller l'essayer et à venir nous montrer de quoi t'as l'air là-dedans.
— J'oserai jamais, dit sa belle-sœur, gênée