Yelena se tut pour reprendre son souffle et lécher ses lèvres devenues sèches : il lui arrivait rarement de parler ainsi tout d’une traite, elle avait un trop grand respect des mots pour les lâcher dans la nature comme la bergère libère ses moutons à l’orée d’un pacage dont l’herbe tendre a aussi la hauteur qu’il faut pour dissimuler le piège d’un loup couché, ramassé sur lui-même, les muscles tendus : dans toute conversation, songeait-elle, il y a un loup embusqué, prêt à fondre sur le mot en trop, le mot qui fait mal, la phrase maladroite…
Elle se sentait parfois ajourée comme une dentelle. Se prenait pour une dentelle. Craignant par-dessus tout que la vie ne la déchirât.
Mais la jeune femme ne manifestait aucune curiosité pour les autres facettes de l’œuvre de Tchékhov : sans qu’elle pût s’expliquer pourquoi, La Cerisaie suffisait à la combler. Plus elle voyait représentée cette fausse comédie qui était en réalité une vraie tragédie, plus elle rejoignait l’opinion de Tolstoï selon qui l’on pouvait lire, relire et rerelire Tchékhov de manière toujours différente, ce qui revenait à dire qu’une seule de ses œuvres – et donc La Cerisaie – contenait assez de raisons de désespérer en même temps que de s’émerveiller pour une vie tout entière.
D’abord un peu terne, une clarté rabougrie s’étirait à l’horizon, lisse comme le premier trait de calame à partir duquel va se développer et s’ourler toute une calligraphie généreuse et splendide.
Puis, pulsée par la mer dont elle venait de naître, la lumière s’éleva, se dilata un peu plus à chaque palpitation, s’étala sur le ciel, le remplit, puis du ciel elle ruissela, s’épanchant sur la terre, envahissante et blanche comme du lait renversé, inépuisable, comblant tout ce qui n’était pas elle.
C’était l’aube.
D’instinct, il se recroquevilla dans l’eau comme il le faisait dans son lit pour se réchauffer les nuits où du givre s’attachait aux carreaux de sa chambre – sauf qu’ici le drap qui recouvrait Tarik jusqu’au menton était un suaire de cent vingt kilomètres carrés d’eau glacée dévalée des oueds, ce qui ne laissait au jeune bouchkara aucun espoir de jamais pouvoir lui emprunter la moindre de ses calories.
Mais les livres sont des objets très subtils, capables de longtemps garder l'odeur de la pièce où ils dormaient alignés, l'odeur du tabac qu'on a fumé près d'eux, de cet alcool hors d'âge qu'on a par maladresse renversé sur eux, celle de la maison sous la pluie, des petites fleurs sans nom et des feuilles d'automne qu'on a glissées entre leurs pages, le parfum évanescent d'une encre qui a formé des mots déjà pâlis.