Cet essai donne la voix à des femmes russes de trois générations. Elles racontent la Russie qu'elles ont connue, celle qu'elles vivent aujourd'hui. Il n'y a pas de question initiale, il y a un flot de paroles, un discours libre, qui dit quasiment unanimement la nostalgie d'une URSS multiculturelle, l'échec de l'occidentalisation et le soutien à Poutine, symbole d'une force recouvrée. Il y a dans cet essai une idée nécessaire qui est soulevée, et c'est ce qui fait selon moi toute la richesse de ce livre : l'Histoire n'est jamais neutre, et il ne faut jamais cesser de se rappeler que nos livres d'école ne racontent pas l'Histoire mais une histoire : celle de l'Occident.
Quand j'imagine un planisphère, je vois toujours la France au centre, les Etats-Unis à gauche et l'Europe à droite. Je sais que la terre est ronde, mais c'est ainsi que je me représente le monde : centré sur la France. Un américain, lui, est convaincu d'être au centre de la carte, entre l'URSS à gauche et l'Europe, à droite. Nous savons que personne n'est vraiment au centre, tout comme nous savons qu'occidental ne veut pas dire universel. Mais nous l'oublions. C'est ainsi que le livre de
Maureen Demidoff fait encore, à l'heure où l'information fait fi des frontières, l'effet d'un tremblement de terre, parce que la voix russe ébranle des certitudes solidement ancrées dans nos consciences occidentales.
Je pense aux réformes
Gorbatchev, que nous, occidentaux, jugeons bénéfiques (c'est un ralliement à nos valeurs !), et que les femmes russes interrogées qualifient d'une même voix de déplorables, à Poutine que nous abhorrons, et qui est adoré là bas, et tout aussi fascinant, à la nostalgie partagée par ces femmes nées en URSS, d'une union soviétique multiculturelle en paix, dont nous n'imaginons pas une seule seconde qu'elle ait pu exister. Ces témoignages visent à nous rappeler que le danger ne vient pas de l'ignorant, mais celui qui croit savoir et nous appellent donc à remettre en perspective nos valeurs et nos croyances.
Il y a un autre sujet prégnant abordé par cet essai : celui de la place des hommes et des femmes dans la société russe. Toutes ont le même désir d'homme fort, dominant, mais toutes sont déçues dans leur vie quotidienne. Ainsi, la demi-déification de Poutine apparaît moins étonnante : il représente l'homme idéal, la puissance et la sécurité. Autre fait notable, commun à ces témoignages : le couple ne semble pas lié à une quelconque histoire d'amour : il est désenchanté.
Je reproche à l'auteur de ne pas avoir donné plus de détail ni sur le choix des femmes invitées à témoigner, ni sur leur milieu, ni sur les conditions de l'entretien. A des fins d'honnêteté intellectuelle, et pour renforcer le propos, j'aurais aimé qu'il soit consacré une préface à l'explication des méthodes de sélection et d'entretien. A la fin de l'essai, je ne sais quelles voix j'ai entendues : celle de la Russie tout entière ou purement et simplement celles de quelques femmes sélectionnées de manière parfaitement aléatoire ? Je regrette, et même plus désapprouve absolument l'idée de terminer le livre par un témoignage d'homme, de surcroît psychanalyste. le symbole est terrible : le sentiment est du côté des femmes, l'analyse du côté des hommes (même si ce n'est sans doute pas ce qu'a voulu signifier l'auteur !). En outre, je ne pense pas que ces témoignages nécessitaient l'oeil d'un psychanalyste. Un meilleur éclairage historique ou des chiffres sur la situation des femmes en Russie ou mieux encore, le témoignage de l'auteur elle-même sur ce qu'elle retirait de ce livre, sa conclusion à elle, en tant que femme occidentale, aurait été plus pertinents et auraient fait de ce livre intéressant une référence.