« … le golfe de Tadjourah s’étendait en une seule nappe sombre se perdant dans l’infini de l’océan. En bordure de route, les lucioles des vendeuses de khat semblaient flotter comme des fanaux sur une mer d’huile, déroulant vers l’horizon leurs longues guirlandes de lueurs mourantes. Au-delà des phares du taxi, la route disparaissait dans une nuit impénétrable. Tout paraissait irréel. On avançait en apesanteur vers le néant toujours plus noir du monde. »
note Markus dans le taxi qui l’emmenait vers la caserne en compagnie du lieutenant Maronsol et du capitaine Broudon, venus l’accueillir à l’aéroport lors de son arrivée à Djibouti.
Markus va y passer six mois au sein d’une compagnie de la légion qui y est cantonnée.
Il nous entraîne à sa suite au cours de la dernière nuit qui précède son départ, nuit de dérive chaotique durant laquelle rejaillissent des scènes, des rencontres qui l’ont marqué et resteront gravées en lui.
J’ai fait cette lecture d’une seule traite sous tension, prise par la violence et la beauté insoutenable de ce récit qui n’épargne rien de la souffrance et de la solitude des soldats et des filles qui les attendent dans les bars où ils se saoulent et se battent au cours de nuits de folie.
Un récit marqué par des scènes de décomposition et de chaos qui, bien qu’étant liées à la vie de ces hommes et de ces femmes perdus, brûlés par l’incandescence de Djibouti, semblent nous dire qu’inéluctablement le monde s’y dirige. Un récit pourtant empreint d'une grande poésie.
« Markus : Les paléontologues prétendent que ce fut le berceau de l’humanité. Et les Égyptiens l’appelaient « le pays de Dieu ».
Le capitaine : Alors ?
Markus : Alors tout est fini.
Maronsol : Quoi ?
Il n’y a pas de retour aux sources possible, sachant ce que nous savons, ayant fait ce que nous avons fait. Tout ce que nous touchons, nous le salissons. Tout ce que nous voulons réparer, nous le détruisons un peu plus. L’univers grossit comme une bulle, le vide augmente, l’errance s’aggrave, la solitude s’agrandit. Les galaxies s’éloignent les unes des autres. Chaque seconde qui passe ajoute un peu à la somme de nos erreurs.
Maronsol : Irréversiblement.
Gallardo : Et si tout n’avait toujours été que ce long et douloureux chaos ? »
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« Il n'y a pas de retour aux sources possible, sachant ce que nous savons, ayant fait ce que nous avons fait. Tout ce que nous touchons, nous le salissons. ...
« La terre des Afars et des Issas, l'implacable désert de Djibouti », avec son sable qui brûle et son soleil qui embrase l'air jusqu'à vous calciner, assécher toutes les molécules d'eau qui vous composent, pour vous consumer, vous laisser pantelant, puant la sueur et la trouille.
Soldats d'un autre continent vous allez découvrir l'origine des peines et des désespoirs, vous allez vous noyer dans des bras, vous détruire dans des combats d'ivrognes, espérant ainsi une fin à ce mal-être qui vous gagne sournoisement dans cette désespérance, ce dégoût de vous-même.
« Fuck la life ! »
La lassitude gagne les esprits, l'alcool annihile les remords et les putes vous font oublier, un instant, un instant pour elles aussi, cette sensation de solitude et de déréliction effroyable où chacun se retrouve face à lui-même dans la nuit de Djibouti, une nuit noire où l'on ne voit rien, sauf quelques lumières devant des bistrots de fortune où certains baisent pendant que d'autres cuvent et s'endorment, après une bagarre où personne ne cherche à gagner, juste à saigner.. Quand « l'exacte définition de la fête était aussi l'exacte définition de la mort ».
... L'univers grossit comme une bulle, le vide augmente, l'errance s'aggrave, la solitude s'agrandit. Les galaxies s'éloignent les unes des autres. Chaque seconde qui passe ajoute un peu à la somme de nos erreurs. »
Un jeune auteur qui a marqué mon esprit au travers de ses mots d'une grande justesse et empreints de respect. Bluffant !
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Markus, soldat dans la coloniale, vit sa dernière soirée à Djibouti. Il déambule dans les rues, les bars, pour une ultime confrontation avec les putains et les militaires ivres de solitude et de violence. Le temps d’une nuit, Markus fait l’expérience d’une humanité à la fois sordide et flamboyante. Une errance initiatique qui sonde les corps, les cœurs et les âmes.
Il fait la connaissance de Thérèse, les yeux noyés de chagrin et l’aide à enterrer son petit chien, son seul compagnon puis il poursuit son chemin jusqu’au bout de la nuit.
Au petit jour, le temps du retour approche...
Il faut lire ce livre, avant tout pour l’écriture, tellement belle, tellement imagée, quasi photographique. L’émotion affleure à chaque phrase.
Pierre Deram signe un magnifique premier roman. Je suis impatiente de lire son prochain livre.
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Ici, dans ces contrées, le soleil n'est sans doute pas un cadeau.
Il n'est pas synonyme de lumière, de rayonnement ou d'espérance comme à nos latitudes.
Au contraire, dans ces zones subsahariennes, il brûle, il pulvérise, il efface, il supprime pour finalement donner des paysages de poussière.
Les habitants, eux, ils se terrent toute la journée durant par peur de fondre sous cet implacable disque d'or. C'est l'apathie générale, y compris chez ces soldats qui surveillent cette entrée stratégique sur la Mer Rouge.
Il y a de quoi devenir fou face à ce climat désespérant. Mais que faire si ce n'est vivre la nuit.
Eh bien, parlons en de la nuit. le peu de fraîcheur échauffe les esprits. Les soldats, perdus dans ce désert, recherchent la promiscuité, l'alcool et la violence. Ils ont besoin de se libérer d'un renfermement intérieur.
Ils sont courtisés par des filles qui idéalisent l'occidental, et qui tombent vite dans la désillusion.
Ce sont, donc, des ambiances malsaines qui se jouent dans la sueur, le sperme, le sang...une sorte de déchéance où seul le soldat en sortira gagnant en retrouvant ses confortables contrées.
Voilà, donc, l'atmosphère de cette histoire. Elle est courte, elle est crue. Elle semble tellement vraie. Elle m'a plu.
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Pierre Deram, Djibouti (2015)
Pierre Deram avait un peu agacé Olivier Poivre d'Arvor -c'était le marathon des mots à Toulouse, le dimanche 26 juin 2016. L'équipe de France de football jouait un match contre l'Irlande- en s'étonnant que les militaires portent des shorts à Djibouti. Pierre Deram est jeune, et l'on comprend ses étonnements, et on les lui pardonne quand on a lu son roman, d'une étonnante maturité. Pierre Deram a fait avec succès Polytechnique, et il lui plaisait de faire Saint-Cyr, et de le faire à Djibouti.
Rien que le nom faisait envie au très aimable Djiboutien Abdourahman Waderi qui aurait aimé écrire un livre qui portât ce titre. Abdourahman Waderi ne peut commencer à parler sans d'abord avoir salué son public, au contraire d'Olivier Poivre d'Arvor, pressé qui va droit au fait, sans ensuite les avoir remerciés. Question d'éducation. Il rappelle et se rappelle la forte présence militaire française quand il était enfant à Djibouti.
Qu'est-ce que Djibouti, le personnage principal du roman de Pierre Deram? C'est une ville qui fascine à la fois le lieutenant Markus, le second protagoniste, et l'auteur. Peut-être par sa géographie, son climat, son ambiance. Un empire de terre rouge qui semble inhabité, la terrible terre des Afars et des Issas, l'implacable désert de Djibouti, l'océan Indien, la mer Rouge, le golfe d'Aden. Ce sont Monfreid, Lawrence, Nizan, Rimbaud, qui défilent. Et aussi les couleurs, la chaleur, le feu, le silence, la mort. La ville même ne vit que la nuit, quand le soleil s'éteint, quand le khat se mâche, quand les soldats s'enivrent, que les bordels se remplissent. Car il faut bien un dérivatif au vide et à l'ennui. Et pourtant, c'est un "pays sublime". Jadis, peut-être, le pays de Dieu, mais les hommes détruisent inéluctablement.
Markus, après six mois de service, passe sa dernière nuit à Djibouti. Il va boire avec ses amis à la fin des temps, à la fin de son temps. Il rencontre Thérèse, femme de colonel, dont le chien, aimé comme un fils, a été mortellement mordu par un serpent, et qu'il aidera à l'enterrer dans un endroit d'où les eaux ne le délogeront pas; il voit se battre tête contre tête deux soldats qui jouent, yeux bandés, mains liées derrière le dos, à se donner des coups jusqu'à rendre l'un K.O.; il se rappelle un grand type qui lui avait parlé des petites Tchadiennes affamées qui venaient délivrer d'amour contre des biscuits de jeunes soldats en proie à la solitude et à la détresse, "fratrie innocente qui porte la violence et la beauté" de ceux qui, moins que rien, sont très éloignés du pouvoir.
Djibouti est donc un "océan de néant", où des hommes errent "tous yeux bandés, perdus au fond d'une nuit d'ivresse", où l'on fait l'expérience du "doux et douloureux chaos", de l'insignifiance et de la solitude de l'être emporté dans le roulement de l'univers indifférent. Mais c'est aussi le lieu de traces ineffaçables, d'amours belles et tristes, le temps d'une "jeunesse folle dépensée en pure perte dans les rues sombres de Djibouti".
En pure perte? Eprouver son rien dans la grandeur du tout, dans un pays inquiétant et somptueux, et consigner cette tranche de vie, brûlée de soleil et d'alcool, dans un livre dense à l'écriture épique et tragique, quand on a plus de souvenirs que si on avait mille ans, et tirer du voyage un savoir effrayant par son contenu et qui semble conforter l'intuition qu'on en avait, c'est vraiment quelque chose. Et en plus ce savoir-là, effroyable et saisissant, servira.
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