Il n’y a vraiment que deux choses qui puissent faire changer un être humain : un grand amour ou la lecture d’un grand livre.
Les pires lecteurs sont ceux qui lisent comme on tricote. Mécaniquement, pour tuer le temps et non pour vivre. Ou pour se donner des airs.
Radicalement différente de la lecture tricot, se situe cette lecture qui vous transforme, vous façonne, vous constitue, vous informe, dans le sens de donner forme, brise la banquise qui est en vous, parfois vous élève au-dessus de vous-même.(...) La lecture ressemble à l'amour. Vous êtes lourd, vous parcourez des pages en vous y intéressant sans vraiment vous y intéresser, et puis vous tombez sur une page qui provoque une commotion électrique, le coup de foudre version littéraire, vous reconnaissez dans cet écrivain un frère, vous vous dites que vous auriez bien aimé avoir écrit ces lignes..
Quand vient la nuit, nos étagères silencieuses le jour, se mettent à bruire de mille conversations qui ne s'arrêtent qu'à l'aube. Souvent nous bavassons, mais il arrive que le débat s'élève, comme ils disent à la télévision.
Dur le pilon. Le pire qui puisse arriver à un livre. Une énorme bécane qui vous broie, triture, lacère, éparpille dans un vacarme effroyable. Venu du papier, vous retournez au papier. Et pour aboutir à quoi ? A du papier d'emballage ou des magazines, parfois d'autres livres. Le livre qui va au pilon. Le plus souvent, il n'est même pas sorti de son carton. Ou s'il en est sorti, c'est pour y retourner vite fait, le libraire en ayant assez de le voir traîner sur ses présentoirs. La plupart n'ont vu la lumière du jour que durant quelques secondes, car avec les nouvelles techniques, il n'y a même plus de temps de séchage. Ce n'est pas mon cas. J'ai vécu, j'avoue que j'ai vécu.
On a toujours brûlé des livres. Et, généralement, on n'a pas tardé ensuite à brûler des êtres humains.
Une maison sans livres est une âme morte.
En simplifiant beaucoup, il y a quatre façons d’être présent dans une librairie : en rayon, à plat sur une table, de face sur un présentoir ou en vitrine. Le tourniquet peut s’apparenter, selon les cas, au rayon ou au présentoir. La vitrine correspond à ces situations honorifiques qui ne rapportent rien. S’il existe d’autres exemplaires dans la librairie, nos couleurs vont même passer et nous avons toutes les chances de nous retrouver dans les retours ; le mieux étant encore d’être soldé. Seul sur un présentoir ? Un peu la même chose. Pour l’éditeur ou l’auteur, c’est le rêve puisque, pour être vendu, le livre doit être vu. Mais, pour nous, souvent, comme dans le cas précédent, le libraire ira chercher un autre exemplaire pour le lecteur intéressé par ce titre. On aguiche, mais pour d’autres. Être rangé dans un rayon ou dans un tourniquet, et vu seulement de dos, participe d’un autre univers. Celui qui cherche un livre dans un rayon est un chasseur ; celui qui parcourt du regard les livres à plat sur l’éventaire, un pêcheur. Le chasseur a en tête un titre, un auteur, parfois un thème. Le pêcheur ne sait pas trop ce qu’il veut.
Oui, être à plat sur une table s’apparente à la pêche, mais à une pêche paradoxale puisque c’est le poisson qui doit hameçonner le pêcheur. En principe, la situation en haut d’une pile, il n’y a pas mieux. Il faut nuancer tout de même. Le livre en haut de la pile est parfois un peu défraîchi à force d’avoir été manipulé, un petit pli marque la couverture, l’exemplaire bâille. Nous connaissons alors une situation cruelle. Le client ou la cliente nous prend en main, examine, lit, puis part à la caisse avec l’exemplaire du dessous, nous laissant là comme une promise longtemps fiancée qui voit le monsieur, au dernier moment, se décider pour une autre. Pourtant, cette situation en haut de la pile est celle que je préfère.
Et puis le grand jour, nous partons en direction de la caisse. Enfin, nous allons aboutir à ce pour quoi nous avons été, en principe, faits : être lus. Combien de confrères sont lus ? Nous ne nous posons pas la question. Nous sortons de la librairie, emportés par une personne dont nous sommes sûrs qu'elle a l’intention de nous lire ou de nous offrir à un lecteur. La vraie vie commence.
On a toujours brûlé les livres et généralement on n'a pas tardé ensuite à brûler des êtres humains.