L'emprise

Eux n’ont jamais été photographiés, si ce n’est un jour à l’école dans leurs sarraus gris, leurs mêmes tristes habits de petits paysans par quoi on les reconnaissait sitôt qu’ils sortaient des hameaux, des vieilles fermes, une ou deux fois l’an franchissaient les frontières. Ils n’ont pas l’habitude d’organisé les souvenirs, les témoignages pour plus tard, sans doute ne pensent-ils pas à plus tard et sont-ils trop absorbés par ces années-là, les temps difficiles et le souvenir des temps difficiles, pour aller se mettre en tête des lendemains, du temps qui aura filé trop vite.

Il est question dans cette histoire de cœur qui bat, et de tout ce qui va avec le cœur, de remuement, de fièvre, d’exaltation. Quand l’enfant se réveille c’est encore la nuit, brillante, pleine d’étoiles, là-haut où on l’a posée rien ne peut arriver, elle se tient là d’un de ces bonheurs inconnus, d’un de ces bonheurs insoupçonnables. Ne sachant pas même peut-être qu’elle n’oubliera pas, elle n’oubliera plus. Ne connaissant que le moment qu’elle entoure de ses bras le cou, la nuque tiède d’un seul même élan agrippée là à cette chair, cette chaleur en dehors de quoi à présent plus rien ne saurait exister, plus rien ne saurait être pensé.

Un jour vous comprenez. Ce silence, cette façon de ne pas être là où elle est. Vous vous dites que vous comprenez, et pourquoi elle reste comme ça sans bouger ni rien dire. Il passe beaucoup de temps avant que cela arrive. Alors, alors seulement vous savez que vous l’avez aimée. Qu’elle a pensé avec votre pensée, parlé avec vos mots. Que vos silences ont rejoint les siens. Il a fallu tout un livre et un nombre incroyable d’années pour ça. Ça a été comme si vous vous souveniez. Comme si vous aviez été là à chaque instant à côté d’elle, vivant une histoire, une vie qui ne vous appartenaient pas.

La grille s’est refermée et avec elle d’autres grilles qu’on ne voit pas, qu’on ne verra jamais, et bien des choses encore vers quoi nous ne pourrons plus tendre les bras. Elle se ferme et se referme encore. Nous partons pour le monde. Pour ce qu’il y a lieu de faire afin qu’on tienne là, debout, dans l’ordre des choses. Qu’on aille où il nous est demandé d’aller, sans trop mesurer encore l’étendue de la perte, les premières atteintes. On a cinq ans et l’on sait bien ce qu’il faut attendre et ne pas attendre, ce qu’il en est du temps qui passe.

Je pense à ce que l’on quitte un jour. A la mesure de ce de temps, de ce qui s’achève avant qu’il eût fallut. Il n’y a pas toujours eu le moyen de comprendre. De se dire ce qu’on aurait dû dans le moment qu’on le pouvait. Ensuite tout n’a été que décombre. Ces choses qui demeurent, calcifiées, dans le grand entêtement du cœur, la même navrante, douloureuse opiniâtreté. Il aurait fallu se dire que rien n’était si grave qu’on croyait, s’essayer à l’indifférence, tout le temps que la lumière était là, brillante et douce sur le parc, sur les collines derrière le village.