Jacques Désiré, un homme de la génération dont les enfants sont dans leur vingtaine, raconte le parcours de Moscou à Vladivostok qu'il a entrepris de faire dans un train mythique, le Transsibérien. Il a voulu ce voyage, il a voulu le faire même si sa famille ne l'accompagnait pas, pour réaliser un rêve et aussi pour élucider ce mystère : quand on parcourt lentement 9280 kilomètres, que trouve-t-on au bout ? Un autre monde ? Soi-même ? Dans ce dernier cas, est-ce le même soi, ou un autre ?
Voilà un voyage qui fait rêver... Voyager en train - et pas en TGV -, et ainsi, échapper à la malédiction des voyages modernes en charter, où on se retrouve transplanté sans transition dans un monde qui pourrait aussi bien être sur une autre planète, pour prendre la même photo que tout le monde et que google, avant de revenir à son point de départ en ayant perdu tous ses repères dans un décalage horaire brutal... Non, voyager plutôt sans voir le paysage et les gens changer d'une étape à l'autre, parce que tout se fait insensiblement... Voyager et passer de l'Europe à l'Asie sans voir où est la frontière, parce qu'il n'y en a pas : il y a un métissage qui se fait petit à petit sans qu'on puisse dire où il a commencé... Voilà une expérience qui fait très envie, et qui est retranscrite à la manière d'un récit de voyage où l'auteur donne suffisamment de détails pour qu'on s'imprègne de l'atmosphère des lieux et des rencontres, mais pas trop parce que le cadre matériel du voyage n'en est que le cadre : nécessaire, mais pas suffisant.
Les amateurs de géopolitique seront intéressés par l'enquête quasi journalistique que contient le livre : c'est manifestement un aspect qui a intéressé l'auteur, qui fait d'ailleurs plusieurs fois allusion à sa scolarité à Sciences Po et se confronte aussi à des souvenirs de cours de géopolitique. Au fil du voyage, il a partagé son compartiment de train avec des Russes, et visité les villes en partie avec des guides locaux. A chaque fois, il a recueilli leur opinion sur l'état du pays, et notamment sur Poutine ; au fur et à mesure, il a confronté les opinions déjà recueillies à celle de chaque nouvelle rencontre, dessinant une cartographie des opinions des intellectuels et du monde des affaires, en fonction de leur génération et de leur histoire, qui donne au final une image dont nous n'avons pas l'habitude dans notre presse.
C'est intéressant. Mais ce qui m'a captivée, c'est la quête de soi à laquelle correspond forcément pareil voyage. Car ce voyage, dit l'auteur, est une tentative pour reculer les limites du territoire et en même temps, les siennes propres. Il « appartient à ceux pour lesquels le voyage est autant la route que la destination ». Pour autant, il s'arrête quand le Pacifique est atteint : et cette destination compte-t-elle ? Oui ! Au rythme de la route, d'un voyage continu et lent (à l'exception de quelques portions courtes en avion), on ne voit pas le paysage changer à chaque mètre mais pourtant, à force d'ajouter des mètres aux mètres, on arrive à Vladivostok, et Vladivostok n'est pas Moscou, et cela compte, car tout le sens du paysage a changé. Le voyage est autant processus que résultat.
De la même manière, on peut dire que le voyageur ne se voit pas changer à chaque seconde, mais à force d'ajouter des secondes aux secondes, il devient riche des paysages et des conversations accumulées pendant ces secondes et sait qu'il n'est plus le même quand la destination est atteinte. On trouve finalement « un peu de soi », dit l'auteur : soi, « le même et différent ». Et puis aussi, un sentiment « du devoir accompli »... or, de quel devoir s'agit-il, si ce n'est celui de la fidélité à soi, à ce qu'on a rêvé à vingt ans ? La fidélité à soi, comme condition du changement et de la possibilité de continuer d'aller de l'avant... Vous l'aurez compris, ce livre se déguste en prenant son temps, au rythme du voyage, de manière à en sortir, nous aussi, riches d'un voyage au bout de nous-même.
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