❝Puissent nos bétons si rudes révéler que, sous eux, nos sensibilités sont fines.❞
Le Corbusier
❝On ne quitte jamais vraiment l'Eden, un seul regard suffit à nous y emprisonner de nouveau.❞
Après le très remarqué
Ceux que je suis et sa moisson méritée de quelque quatorze prix littéraires,
Fuir l'Eden est le 2e roman d'
Olivier Dorchamps à paraître aux éditions Finitude.
L'Eden est une tour d'habitation, massive, radicale, construite dans le style brutaliste d'après-guerre quand il est devenu urgent de proposer de nombreux logements et donc de bâtir à une vitesse inversement proportionnelle au coût. le béton, brut, froid, peu cher sert alors à édifier des barres d'immeubles sans âme, bientôt synonymes d'échec, de violence et d'exclusion. L'Eden Tower du roman, avec sa barre d'appartements haute de 31 étages flanqués d'une colonne d'ascenseurs, est fortement inspirée de la Trellick Tower, oeuvre de l'architecte hongrois Ernö Goldfinger située dans le quartier de Notting Hill à Londres, inaugurée à l'été 1972 et classée en 1998.
❝Classé, ça ne veut pas dire que c'est beau, ni même entretenu, juste qu'on interdit aux habitants de faire quoi que ce soit qui pourrait contrarier la vision artistique de l'architecte qui n'en a sûrement rien à foutre depuis son cimetière.❞
C'est elle qui barre l'horizon et nous écrase en 1re de couverture.
Cet Eden-là n'a rien d'un jardin paradisiaque ; cet Eden-là est le monde de l'effondrement et de la laideur que l'on veut fuir.
Olivier Dorchamps confie le récit à un adolescent dont on n'apprendra le prénom qu'à la page 166 — Adam vit à l'Eden, un symbole. Avec ce « je » magnifiquement incarné, l'auteur nous immerge dans le récit que ce garçon attachant, ❝tiraillé à mi-chemin entre l'angoisse et l'espoir❞, fait de son quotidien. Avec la crise économique, incapables de rembourser l'emprunt, les Payne ont perdu leur maison et la famille s'est enfoncée dans une spirale infernale qui la conduite jusqu'au 13e étage de l'Eden et un trois-pièces décrépit qu'Adam partage avec sa soeur Lauren de trois ans sa cadette et leur père qu'il n'appelle jamais autrement que ❝l'autre❞, une manière comme une autre de tenir à distance cet Écossais alcoolique et violent. Adam est un enfant grandi trop vite après que leur mère est partie à son travail un matin et n'a pas reparu le soir. Un abandon dont Adam s'explique mal la soudaineté bien qu'il comprenne qu'elle se soit échappée des cris, des insultes, des violences de ❝l'autre❞ qui la laissaient sur le carreau. Parfois la survie, seule, ne suffit pas.
❝Les femmes, comme le temps, s'échappent parfois pour exister.❞
Mais les a-t-elle jamais aimés, lui et sa soeur, alors qu'elle leur a tourné le dos et n'a plus donné signe de vie depuis ce 13 mai il y a huit ans ? (Le nombre 13, encore)
Depuis lors, Adam veille sur Lauren, remplace la mère, crée des fictions, invente un récit familial aux antipodes de la sordide réalité.
❝Je mentais ma mère à ma soeur. Je ne la racontais pas, je la mentais. Au début je m'agrippais à mes propres souvenirs pour inventer une mère heureuse dans une vie qui n'a jamais été la sienne. Mais ceux-ci se sont vite taris. À neuf ans on ne pense pas à les engranger.❞
À l'ombre de l'Eden, ce pourrait être une nuit sans fin sans ces amitiés lumineuses qui viennent trouer la grisaille d'un horizon terne. Ce sont des amitiés faites pour respirer et les personnages secondaires ne sont pas traités à l'économie. Ben dont la famille est arrivée de Somalie est un graffeur prometteur, et Pav avec sa gueule d'ange qui fait fondre les filles est un Polonais gouailleur. On se prend à aimer ces trois-là pour leur vaillance et l'esprit farouche qui les empêchent de baisser les bras alors qu'il leur serait si facile pour se faire de la thune de rejoindre les dealers qui zonent au pied de la tour.
❝La chance, mec, ça n'existe pas. Sauf pour ceux qui sont nés dedans et qui n'en font rien. Chez les pingouins comme nous, la première des chances c'est de ne pas finir en bouquet de fleurs sur le portail de l'Eden. Pour le reste, c'est toi qui décides. Soit t'apprends à nager, soit tu coules et tu pleurniches que c'est la faute à pas de chance.❞
Au lieu de cela, chaque jour, vacances ou pas, Adam travaille depuis ses 13 ans (13, toujours) au Mister Ferguson. Trois fois par semaine, il fait la lecture à Claire, vieille Irlandaise devenue aveugle à la suite d'un terrible drame et avec qui Adam a plus en commun qu'il ne croit. Il faut dire que la vieille dame comme le jeune garçon essaient de vivre avec l'absence. Adam découvre pour la première fois quelqu'un qui se soucie de lui, quelqu'un pour qui il compte. Claire est la première à accueillir ses larmes, l'une des rares à ne pas le regarder comme une coque vide qui encombre le pavé.
❝N'oublie pas de vivre au moins autant que tu lis, Adam. Les romans permettent de mieux vivre et la vie de mieux lire. C'est une question d'équilibre. le jour où tu auras trouvé le tien, il te propulsera vers ton avenir. Sers-toi des livres pour vivre pleinement ta vie, mais ne vis pas uniquement à travers eux.❞
Avec l'argent honnêtement gagné, Adam gâte sa petite soeur et économise dans l'espoir d'un jour rejoindre leur mère partie, suppose-t-on, au soleil d'Espagne. L'espoir, voilà ce qui l'aide à tenir quand les insultes pleuvent, qu'il faut tant bien que mal parer les coups paternels, protéger Lauren et se retenir du pire. L'espoir, ce pourrait être cette jeune fille aux yeux clairs croisée sur le quai de Clapham Junction, dont Adam a agrippé le sac et qui s'est enfuie se trompant sur ses intentions. L'éblouissement a un nom, il s'appelle Eva — un autre symbole bien sûr. Un père architecte, une mère décoratrice d'intérieur, Eva habite de l'autre côté de la voie ferrée qui trace la frontière entre les beaux quartiers et la misère. Après quelques péripéties, Adam la reverra. Ils iront à Brighton, il foulera le sable pour la première fois lui qui n'avait jamais vu la mer et fera provision de douceur pour les jours sombres à venir, car cette rencontre va amorcer un processus de ressouvenance, déterrer des traumatismes enfouis jusqu'à la déflagration finale. Qu'avait voulu dire sa mère quand elle lui avait murmuré :
❝le choix n'existe qu'au-delà des rails❞ ?
Jusqu'où peut-on aller par amour ? pour ressentir encore la pulsation fiévreuse de la vie et de l'espoir ? C'est ce qui est à découvrir dans le dernier tiers de ce récit qui est aussi un magnifique roman d'amour.
❝L'Amour pardonne tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout. L'Amour ne meurt jamais.❞
Fuir l'Eden n'est pas qu'un livre sur les tourments sociaux qui prennent les gens en étau entre terreur et banalité.
Fuir l'Eden est un roman d'apprentissage dont la construction astucieuse repose sur des retours arrière qui rembobinent les années, remontent à des événements lointains, s'y arrêtent pour semer les éléments manquants et nous mettre sur la voie de la révélation qui se fait dans les dernières pages.
La voix d'Adam, à l'exception du chapitre 21 confié à sa soeur, porte magistralement ce récit traversé par un grand cri de vie, entre la colère, la souffrance et l'espoir têtu qui survit malgré les larmes, malgré la rage, grâce au courage et la détermination immenses. Cette voix est l'incarnation même de la ❝sensibilité fine❞ que
Le Corbusier aperçoit sous la rudesse du béton. Sa justesse et sa dignité nous gardent, et c'est tant mieux, de moments trop larmoyants — c'eut été facile de verser dans l'apitoiement ou le misérabilisme avec un tel sujet.
Fuir l'Eden a la brutalité sans fard du quotidien et d'un réel qui n'épargnent rien. Et Adam, tiraillé entre espoir et angoisse, en équilibre entre enthousiasmes et doutes, est la présence incandescente de ce roman très réussi qui refuse le caractère implacable des jours, qui unit la grâce à la dureté, la violence du monde à l'espoir des rencontres de hasard et, jusqu'au bout, on se demande s'il pourra être sauvé, car
Fuir l'Eden est aussi, et peut-être avant tout, un roman de survie.
Lu dans le cadre de la sélection 2023 des #68premieresfois
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