La rivière des âmes perdues

Le jeune homme était resté muet, imaginant que l'esprit de Tante Daisy venait lui rendre visite au pied de son lit par quelque nuit paisible. Il avait eu envie de la prier d'interdire à son fantôme de rôder chez lui, mais avait jugé plus prudent de changer de sujet.

La semaine précédente encore, lors d'une réunion des Alcooliques Anonymes au foyer de Peaceful Spirit, il s'était levé et avait fièrement annoncé au groupe que depuis seize ans, il n'avait rien bue de plus fort que le café de Daisy Perika. Ce qui avait déclenché des petits rires élogieux chez ses auditeurs ; le breuvage de la vieille femme-médecine avait la réputation bien établie d'être suffisamment fort pour faire fondre des cuillères, et certains murmuraient qu'elle y ajoutait des "ingrédients spéciaux" puisés dans ses réserves d'herbes médicinales. Un membre respecté du conseil tribal jurait que des mois d'impuissance sexuelle avaient été guéris par une unique tasse de cette âcre concoction.

— Beaucoup d’esprits vont et viennent au-dessus de la terre, dit-il en levant des yeux que Daisy évita de rencontrer. Deux esprits que nous ne pouvons ignorer. L’Esprit de la Vérité, qui murmure tout bas, ici…(...)
… Et l’Esprit des Mensonges…(...)
L’Esprit de la Vérité est toujours à l’œuvre. Mais maintenant, il y a l’Esprit des Mensonges qui approche pour venir en aide à son serviteur.

Chapitre 1

Le possédé demeura debout à jubiler au-dessus du corps torturé, tel un artiste sans grand talent qui aurait finalement réussi un chef-d’œuvre. Égaré en pleine extase, il n’avait pas conscience des larmes qui laissaient des traces mouillées sur ses joues. Le policier avait regardé tout droit dans sa direction pendant qu’il étranglait sa victime, mais il n’avait rien vu. Désormais, il en était convaincu : la Voix n’était pas un symptôme de folie. La Voix était source de puissance… d’une puissance immense. (...) C’était pour lui un immense soulagement de savoir que la Voix était une réalité objective. De savoir avec certitude qu’il n’était pas fou.

Chapitre 18

Les boules de feu rouges étaient bien là, sur la pente d’éboulis… Une douzaine ? Daisy compta treize âmes. C’était un sabbat complet. Elles dansaient en décrivant des cercles, se déformant pour prendre d’autres aspects, bondissant dans des pirouettes surnaturelles, émettant des sifflements soutenus, projetant en tous sens de gros nuages de poussière. La vieille femme se dissimula derrière le chêne et, après avoir empli d’air ses poumons, se servit de son bâton pour écarter une branche. Au travers de l’arbre, elle observa le spectacle terrifiant. Les boules de feu se muèrent brièvement en formes humaines, échangèrent des baisers avides avec des langues de feu et s’écartèrent en dansant. À la suite de ces salutations, les sphères de feu prirent toutes la même destination ; elles escaladaient la pente pyramidale abrupte qui conduisait à la base de la cheminée. Daisy se souvint des mises en garde murmurées par sa mère : la cheminée était « le point de ralliement du diable, un endroit où s’assemblent des sorcières très puissantes ».

Chapitre 8

Lorsqu’ils l’avaient arrêtée, dans sa robe imprimée sale, pieds nus, les mains menottées derrière le dos, son sourire satisfait n’avait pas quitté son visage pâle et lisse. Cette déséquilibrée, arrivée récemment des collines du Tennessee, avait fini par confier au psychologue désigné par la cour que les Ténèbres, tout bas, lui murmuraient des choses depuis que sa fille en bas âge s’était étouffée avec un morceau de pain. Parris l’avait écoutée donner ces explications dans la pièce sombre située derrière la vitre sans tain. Elle était chez elle avec l’enfant, pendant que son mari essayait de trouver du travail dans les aciéries. Elle avait appelé au secours, mais personne n’était venu. Elle avait couru dans la rue avec son enfant inconsciente sous son bras et cogné aux portes jusqu’à ce que ses phalanges soient en sang, mais ses voisins effrayés l’avaient crue ivre, ou folle, et n’avaient pas répondu à ses pitoyables supplications. Elle avait raconté au psychologue que la petite avait pris la couleur du bleuet et qu’elle était «… partie vers cet endroit béni où le Dieu tout-puissant essuie toutes les larmes ». Mais la mère, elle, était restée dans le monde cruel ; ses larmes tombaient telle une chaude pluie printanière et il n’y avait personne pour les essuyer.

Chapitre 2

(...) tu sais qu’elle a des… visions, je ne sais pas quoi. (...) Au bout de quelques minutes, quand je suis avec elle, je me mets presque à y croire moi-même, à ces histoires.

Chapitre 28

Il jeta un coup d’œil vers la lune. Elle était beaucoup plus haute. La plus grande confusion régnait dans son esprit. Son côté rationnel refusait de tenir compte des prédictions de la vieille femme. Des superstitions, voilà ce que c’était ! Un niveau plus profond de sa conscience, celui qui invente les rêves et confère à chaque ombre des formes sinistres, redoutait de voir la lune atteindre dix fois sa hauteur.

Chapitre 28

La Voix, d’ordinaire, était dans sa tête, mais cette fois elle semblait prendre naissance près de son épaule gauche, comme si cette entité immatérielle se déplaçait en même temps que lui. Il jeta un coup d’œil sur sa gauche et crut entrevoir une silhouette floue, mais cette apparition disparut aussitôt dans les cristaux de neige qui tourbillonnaient en flocons.

Chapitre 17

C’était une grande rivière, dans une contrée inconnue qu’elle n’avait encore jamais vue lors de ses voyages dans le Monde Inférieur.

Chapitre 13