Pour exister encore

Ces mots sur ce feuillet, je les ai écrits un soir de honte, de remords, de beuverie. Après leur départ, la bouteille était devenue la compagne de mes soirées. Je me saoulais jusqu’à l’abrutissement.
Je cherchais l’oubli. Les vapeurs d’alcool n’ont fait qu’accentuer mes remords.

L’alcool était devenu le compagnon de sa solitude. Et puis seize ans plus tard, par une belle matinée de septembre 1988, la mort dans l’âme,maman n’eut d’autre choix, que d’accepter l’hospitalisation d’Émilie.

Elle vendit les dernières
parcelles de terrain qui entouraient la ferme. Elle se sépara de toutes ses bêtes,
vaches, moutons, chevaux. Drapée de noir, celui du deuil, elle s’engouffra dans une
vie de recluse, indifférente au monde qui l’entourait.

L’adolescente pétillante était devenue une jeune femme sombre, les marques de la tristesse rivées sur le visage. Elle ne souriait plus. Elle ne riait plus. Elle semblait porter un fardeau dont elle ne pouvait plus se défaire. Seul son fils la sortait de sa morosité. Les années ont passé et puis le drame est survenu. Tôt, un matin d’août 1972, quelques jours après la disparition de son mari et de son fils, maman découvrait Émilie recroquevillée au bas des marches de pierre de l’entrée. Les yeux grands ouverts, elle psalmodiait des mots sans suite, insensible à la violente averse qui secouait une aube qui peinait à venir.

En évoquant le passé, Christine avait retrouvé l’ordonnance des phrases, la logique des mots. Les sujets se qualifiaient, les verbes
se conjuguaient.

Faute de ne plus pouvoir interroger sa
mère, qui s’était alitée avec une forte fièvre juste après le retour de son père et
de son frère, elle s’était imposée dans la soirée de Christine avec l’idée de reprendre sa conversation interrompue. Elle s’était invitée dans son intimité sans même se soucier de sa fatigue, de son désir d’aller, peut-être, se coucher. Son côté enfant gâté renouait une nouvelle fois avec son égoïsme.

Les mots écrits sur le marque-page devenaient définitivement ceux d’Émilie Dancoisne.
Elle ne pouvait plus en douter. La vieille dame de quatre-vingt-deux ans avait perdu un mari, un fils. Pourquoi ? Pourquoi ? Quelle faute avait-elle commise pour s’obliger à un exil de solitude. Qu’était-elle devenue ?

On peut comprendre le départ, d’un mari, d’un compagnon. On ne s’aime plus, on se sépare, on divorce. Mais un fils… Comment un fils peut-il abandonner sa mère ? Une mère qui le chérissait, qui l’adorait. Non, c’est vraiment incompréhensible.

Parce que je rêvais de tout changer. Parce que je me suis heurtée à une hiérarchie fossilisée. Parce que je me suis plantée. Parce que la détresse projette toujours une faiblesse et permet l’éclosion de ces petits chefs imbus de leurs méchants petits pouvoirs déversant la rancœur d’une vie souvent ratée… et… et… parce que je ne supporte plus leur autorité de merde. Parce que j’aime l’architecture, parce que j’aime la décoration. Parce que j’aime les vieilles pierres et leurs histoires, parce que j’aime les volumes, les
lignes, les formes, les structures, les couleurs, les lumières, la créativité, l’harmonie, le détail… surtout le détail. Parce que je vais faire de ma vie autre chose qu’une vie de routine et d’obligation.

Il sait tout ou presque.
Ils sont partis.
Il me faut maintenant expier ma faute.
Dieu fasse que mes actes soient pardonnés.
Ma pénitence ? La solitude désormais compagne de mes tourments.