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Critique de AnnaDulac


Quand les portes du fourgon mortuaire claquent, les pigeons « pris de panique quittent le toit de l'hôpital » et Soutine, encore vivant, est emmené de Chinon à Paris pour y être opéré d'un ulcère, et y mourir, car « la vie veut en finir. »

Caché sous un drap blanc pour échapper aux contrôles de la France occupée, accompagné par Ma-Be (Marie-Berthe Aurenche, la femme de Max Ernst) et shooté à la morphine, Charles-Chaïm Soutine, artiste-peintre de son état, glisse à travers la campagne française dans la longue voiture noire.
Nous sommes le 6 août 1943. le voyage va durer 24 heures.
Et toute une vie est condensée dans cette seule journée, car Ralph Dutli, écrivain allemand, traducteur et spécialiste de Mandelstam, va choisir le surgissement, le vertige et l'hallucination pour évoquer les péripéties de la vie de Soutine et écrire ainsi sa plus belle et originale biographie.

Hallucination, à cause du délire morphinique, du « papaver somniferum ». Hallucination aussi, car la peinture de Soutine déforme les paysages et les êtres dans une débauche de couleurs. La prose de Dutli, labyrinthique, poétique, tourmentée, épouse étroitement la démarche créatrice du peintre.

« Ut pictura poesis » disait-on dans l'Antiquité. Et c'est l'extraordinaire talent de Dutli que d'avoir su opter pour une forme narrative à la fois objective, puisque c'est à la troisième personne qu'il parle de Soutine, échappant ainsi au piège du monologue intérieur et à la tentation de « bavasser au nom d'un autre » et subjective, car le roman concerne autant Soutine que l'auteur même.

Ce « Dernier voyage de Soutine » est en effet né de la fascination de Dutli pour une affiche de la cathédrale de Chartres, vue dans le métro en 1989 et la visite de l'exposition de Soutine qu'elle annonçait.

« C'est la fixation de l'image unique, de l'instant qui décide de tout. »

Dutli qui habite Paris fréquente le cimetière de Montparnasse où est enterré Soutine,
le peintre-maudit, le peintre-paria, né dans la région de Minsk, à Smilovitchi, le dixième de onze enfants, exilé à Vilna, puis à Paris, car chez lui dans le schtetl, son quartier juif, les images étaient proscrites.
A Paris, Soutine rencontre Modigliani, mais toujours il reste dans les marges, brûlant ses tableaux, se consumant de l'intérieur et même une fois reconnu par un pharmacien-mécène de Philadelphie, le docteur Barnes, il n'en continue pas moins à douter et à peindre sans cesse des carcasses d'animaux, « la mort à l'oeuvre, fixée dans ses détails, ses couleurs moirées. »

Une vie étrange, hantée par la mort. Et d'étranges obsèques, secrètes, en présence de Picasso, Cocteau, Max Jacob et les deux femmes de Soutine, Gerda Groth et Marie-Berthe Aurenche… et peut-être quelqu'un de plus, un certain Armand Merle que Dutli dit avoir rencontré lors de ses promenades dans le cimetière.

C'est cet étrange Armand Merle qui va suggérer à Dutli la manière d'écrire sur Soutine.

« Vous n'avez aucun droit de vous mettre dans la tête d'un autre. Vous écrirez peut-être un jour tout un livre sur les derniers jours du peintre. Moi aussi j'ai essayé, mais j'en suis resté à mes dossiers. le temps est trop court. »

« le monologue intérieur ne vous apportera rien, vous vous en rendrez compte. Vous verrez qu'il faut le proscrire. »

« Jamais du je, rien que du il. »

« Ne mettez pas votre voix dans la tête d'un taciturne. »

« le dernier voyage de Soutine » est donc un roman sur l'exil, la maladie, la mort, mais aussi sur l'art et la littérature. Immensément riche, poétique, il rend hommage à un peintre trop méconnu et il révèle un génial auteur, Ralph Dutli.

Merci aux éditions « le Bruit du temps ».





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