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Critique de cprevost


Jean Echenoz, à n'en pas douter, est un des romanciers français les plus marquants de cette période très libérale. Il ne s'agit nullement en affirmant cela d'établir quelque classement, jugement de valeur que ce soit. Nous ne savons pas si Jean Echenoz est le grand écrivain, s'il est avant untel ou untel. Ce que nous savons par contre, c'est que son oeuvre est puissamment ancrée dans la réalité des inégalités d'aujourd'hui. S'il fallait raconter notre temps, nous pourrions le faire indubitablement avec ses livres. La critique la plus routinière pourtant décontextualise le plus possible son travail et ne veut voir dans chacun de ses romans – la « Vie de Gérard Fulmard » ne fait pas exception – qu'un objet esthétique et ludique autonome de plus. Hors plus le sujet d'un tel roman est ignoré, plus il se laisse aisément déposséder de son pouvoir critique et plus facile est alors son intégration dans le brouhaha général du Landerneau de la pige. La récupération gênée des oeuvres dans l'ordre de l'esthétique est toujours d'actualité lorsque l'appréciation formelle est seulement considérée.


Jean Echenoz , comme le font ses personnages, se promène dans des lieux contrastés, rue Erlanger et « zones hyper bourgeoises à défendre », il y fait une lecture splendide des paysages urbains ; il regarde partout et nourrit son récit de quantité de détails classants et déclassants ; il entend les mots des uns et des autres et il mêle, musicalement, dans ses phrases le trivial et le précieux ; il consomme des textes et des images, dresse de féroces galeries de portraits, met en scène la stupidité du milieu des médias et de la politique tournant à vide. Il sait, mieux que personne, faire provision de réalité parce qu'il est un artiste et que ce qu'il glane lui sert à écrire.


Jean Echenoz dans son dernier livre met ainsi en scène des histoires de pouvoir contrarié – politique et amour. Il y envoie une espèce d'innocent pour décaler le modèle du polar et révéler des vérités bonnes à dire. le tour est joué. Les mises en présence du très falot Gérard Fulmard avec la chute de débris d'un lanceur soviétique, avec une affaire politique de deuxième ordre, avec un parti de troisième ; les mises en présence, par le passage obligé de la vie solitaire et médiocre à un certain milieu, produisent d' irréversibles effets qui sont malicieusement mis en perspective. Comme toujours, Jean Echenoz s'amuse avec le genre sans jamais cependant tomber dans la parodie gratuite. C'est une intrigue menée tambour battant : une catastrophe est suivie d'un enlèvement politique et d'une histoire d'amour « … interruptus » sous les cocotiers. le narrateur est Gérard Fulmard en personne, un bedonnant steward interdit de vol. le personnage n'a pas une grande estime de soi : « A part ce nom, je ne suis pas sûr de provoquer l'envie : je ressemble à n'importe qui, en moins bien ». Pourtant le « héros » a entrepris une analyse avec le docteur Bardot soupçonné « d'assurer de telle vacation dans le seul but d'arrondir ses fins de matinée, rajoutant ainsi une pincée d'épinards dans son beurre ». Bien mal lui en a pris, il est entraîné dans un jeu dont il ignore les règles. Ce ne seront qu'échecs successifs d'un homme qui n'a pas le choix. Il n'entend rien évidemment au vocabulaire, poncifs, syntagmes qui font le miel de la « Fédération Populaire Indépendante » ; il ignore tout des meetings foireux, réunions extraordinaires et ordinaires des montants et des descendants du parti croupion ; et il n'a naturellement aucune espèce de « fidélité à ces préceptes que sont, avant tout, le sens du travail et le goût des valeurs » … C'est ici qu'il devrait être question de la trame de « Phèdre ». Jean Echenoz, en inversant les sexes et en plaçant au centre son Gérard Fulmard, se serait inspiré de la pièce de Racine. C'est ici donc, et bien non.


« Jean Echenoz n'affirme rien : il n'affirme même pas qu'il affirme rien (…) » disait Pierre Lepape. Il ne démontre pas, il montre. Il est le romancier, à nul autre pareil, de la suspension du sens, de la souriante démolition des certitudes, celui des espaces abandonnés et du temps flottant. Dans un éclat de rire, il célèbre l'absurdité d'un monde où les désirs tristes d'un Gérard Fulmard sont fixés pour toujours, de l'extérieur, à un nombre très restreint d'objets insignifiants comme payer son minable loyer. le personnage dans de belles pages semble pris dans un imaginaire double : un imaginaire du comblement pour faire paraître bien suffisantes les petites joies des paiements possibles auxquels il est assigné ; un imaginaire de l'impuissance pour le faire renoncer aux grandes auxquelles ils pourraient aspirer et qu'il entrevoit à peine : « Les tapis et les meubles – guéridons stratifiés de livres d'art et de catalogue de salles des ventes, méridiennes, sofas, poufs – ainsi que la décoration – un Staël, un Klein, trois antiquités soclées – dénotent un goût et un matelas bancaire analogues ». Jean Echenoz prend acte de la stratification de l'espace : il n'y a plus d'élites que sur nos écrans tristes ; rassemblements précaires d'êtres atomisés dont les rêves, les comportements n'obéissent qu'à des logiques fatiguées et usées, à des morales de l'immédiateté et du fugace, nous vivons aujourd'hui dans les banlieues de l'esprit et du beau. L'écrivain pourrait écrire des drames sur cette émiettement, faire des tragédies de cette solitude, construire les récits de ces misères du monde mais les lamentations ont partie liée avec l'apitoiement et le renoncement. D'autres le font. Aux dissimulations, aux spoliations, au temps des significations errantes, répondent l'écriture elliptique, joueuse, détachée, rythmée de Jean Echenoz, ses trompe-l'oeil savants, ses cabrioles stylistiques et la limpidité de son récit qui ne renonce jamais au romanesque. La phrase de Jean Echenoz, sa minutie désinvolte, ses télescopages entre le soutenu et le trivial, son sens de l'humour, qui ont à voir avec le goût et le plaisir, une fois encore nous enchantent.
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