Imagine-toi, t'es là, j'y suis, on se croise dans les dédales d'une rue marchande. Tu sens cette odeur, ce parfum de souffre et d'interdit. L'iode, la cannelle, la morue. Et ces couleurs, le blanc du marbre, le noir du sable, cet ocre balayé par la poussière. Et cette musique qui sonne en toi, des notes répétitives, des trompettes, de l'oud et le muezzin qui hurle au-delà des minarets. Tu vois la majestueuse Sainte Sophie, dont les icônes chrétiennes ont été recouvertes d'un enduit plâtré. Tu découvres ce bras de mer qui sépare deux rives, deux continents. Magie des lieux, Istanbul qui a l'époque devait se prénommer Constantinople.
Je te parle de batailles, de rois et d'éléphants. Ne sois pas surpris. En 1506, cela t'apparaitrait comme une évidence. Franchement, j'ai été bluffé. A quoi m'attendais-je avant d'ouvrir cette couverture ? Attiré aussi bien par le titre que par Istanbul, je suis parti me laissant guider par la passion et l'entrain de ce florentin et ces stambouliotes. Toi qui voulais être vizir à la place du vizir. Une visite du souk s'impose, tu grimpes sur les hauteurs de la ville, admires le panorama bleu-noir du Bosphore, la Corne d'Or, quel mot magique pour désigner ce lieu. Et tu croises Michelangelo di Lodovico Buonarroti Simoni que tout le monde appellera par la suite
Michel-Ange. Il est venu justement pour dessiner les plans d'un fabuleux pont entre les deux rives, à la demande du grand Pacha. Il espérait la consécration, une renommée mondiale à travers cette oeuvre. La reconnaissance éternelle pour lui, sa famille. C'était juste avant sa fameuse Chapelle-Sixtine.
De l'opium, du vin et peut-être de l'amour. Dattes. Cannelle. Huile d'olive. Poivre. Ce n'est pas une nouvelle recette de pâtisserie turque, juste une liste de sensation, de découverte, de bonheur. Tu es heureux là-bas, ivre d'une certaine tendresse, de cette musique et de cette danseuse au pied si fin qui tourne et tourne encore. Peut-être est-ce même un danseur. Peut importe, il, elle, est beau, belle. Tu ne peux détourner ton regard de cette cheville qui se déforme au rythme de l'oud, de cette chevelure presque incandescente qui tournoie encore plus vite.
Michel-Ange se perdra, un petit peu, dans cette ville qui n'est pas encore Istanbul. Une histoire d'amour et de jalousie qui finira en trahison, comme toujours. Comme une évidence, le triptyque de la vie amour-jalousie-trahison. Mais au milieu de ce drame qui se joue à quelques kilomètres de Rome, il y a l'Art, avec la majuscule, celle de la consécration, mais celle qui provoquera aussi le désir, la jalousie et la trahison. Comme une évidence. La richesse et l'avarice, celles qui créent le pouvoir et le désir encore plus grand. Les complots, les manigances et la trahison. Comme toujours, l'évidence même. Tu reviens toujours à ce même mot, trahison. Mais est-ce qu'elle est réellement présente ?
Quelle belle écriture de
Mathias Enard. Sa plume m'a enivré, de bonheur, de poésie et d'odeur. Celle du Bosphore, du Kebab et d'Istanbul. Belle cité qui s'illumine de mille feux lorsque la nuit apparait lentement de l'autre coté de la rive. Que reste-t-il de ce fameux pont que
Michel-Ange a échafaudé les plans ? Pas grand-chose, à vrai dire. Tremblements de terre. Mais là n'est plus un problème,
Michel-Ange a déjà fuit, sur d'autres projets, toujours à la rencontre de la reconnaissance, toujours pour dépasser son prédécesseur,
Léonardo de Vinci. Mais quel bel ouvrage, romanesque, poétique et enivrant. Dessine-moi un éléphant ?
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