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Critique de Fabinou7


“Je voudrais la connaître, savoir comment elle est, puisqu'elle a su te prendre, puisqu'elle a pris ma place, juste voir et comprendre tout ce que je ne suis pas” chantait, jalousement, Patricia Kaas.

L'Occupation est un court texte de la Prix Nobel de Littérature française Annie Ernaux, paru en 2002. L'écrivaine poursuit son oeuvre autobiographique, notamment celle de sa vie sentimentale, dans la continuité de Passion simple, paru en 1996. Les parallèles sont assez forts entre ces deux oeuvres. Ernaux s'empêtre dans des histoires d'amour passionnelles et sans avenir avec des hommes, plus jeunes et vaguement indisponibles, sorte de schéma qu'elle répète (jusqu'à son dernier livre “Le jeune homme”) de son propre aveu: “un garçon jeune, impécunieux, avec une femme plus vieille gagnant bien sa vie.”

“Il me fallait à toute force connaître son nom et son prénom, son âge, sa profession, son adresse.”

J'ai le sentiment que Ernaux construit son oeuvre avec le souci d'en dire le moins possible ou de dépersonnaliser au possible. C'est assez flagrant quant au contexte, au portrait des personnages, on ne peut les reconnaître, ils sont à peine esquissés, rien n'ancre véritablement le récit dans un espace-temps un peu précis, un peu détaillé. Alors certes, il ne faudrait pas qu'on puisse identifier les personnes du livre, qui existent dans la vraie vie, mais je crois que c'est aussi pour permettre au lecteur de s'incarner plus facilement, à chacun(e) de voir l'homme brun ou blond, la femme rousse ou petite, la maison, les rues, les cafés avec ses propres souvenirs et son imaginaire, un peu comme si nous lisions notre propre journal intime ; Ernaux déclara d'ailleurs : “écrire sur soi, c'est écrire sur les autres.”

“Dans cet évidement de soi qu'est la jalousie, qui transforme toute différence avec l'autre en infériorité, ce n'était pas seulement mon corps, mon visage, qui étaient dévalués, mais aussi mes activités, mon être entier”. Ernaux explore ce sentiment finalement assez commun que nous sommes amenés à ressentir et parfois, à susciter plus ou moins consciemment ou volontairement. Ici, c'est une jalousie qui arrive après la rupture, quand la personne, qu'elle a pourtant quitté, trouve quelqu'un d'autre. Ernaux devient maladivement curieuse de cette autre femme et le tourment la ronge, l'obsession, l'occupation, les excès de confiance ou au contraire de dévaluation d'elle-même, la comparaison, tous ces états psychiques affolent l'électrocardiogramme de ses émotions et de son estime d'elle-même.

“Dans l'incertitude et le besoin de savoir où j'étais, des indices écartés pouvaient être réactivés brutalement. Mon aptitude à connecter les faits les plus disparates dans un rapport de cause à effet était prodigieuse.”

Il y a une forme d'impudeur dans la jalousie, l'écrivaine utilise souvent l'analogie avec la folie, et c'est vrai, la jalousie nous fait faire des choses insensées. Appeler un numéro et raccrocher lorsqu'on entend une voix qui dit “allo” à l'autre bout du fil, épier, espionner, mener l'enquête. Pour trouver quoi ? qui ? Repasser en boucle, laisser l'esprit être totalement colonisé par une rengaine envieuse, d'une affreuse banalité dont on se pensait à l'abri.

Comme très souvent, j'en reviens à Roland Barthes qui, dans Fragments d'un discours amoureux, dessine les enjeux pratiques de la jalousie : “Comme jaloux je souffre quatre fois : parce que je suis jaloux, parce que je me reproche de l'être, parce que je crains que ma jalousie ne blesse l'autre, parce que je me laisse assujettir à une banalité : je souffre d'être exclu, d'être agressif, d'être fou et d'être commun.”

L'écriture de soi, la recherche d'une authenticité, dans l'autobiographie plus que dans le roman, doit se faire au prix d'une lumière parfois peu reluisante de la personne de l'écrivain. Annie Ernaux écrit ainsi : “La dignité ou l'indignité de ma conduite, de mes désirs, n'est pas une question que je me suis posée en cette occasion, pas plus que je ne me la pose ici en écrivant. Il m'arrive de croire que c'est au prix de cette absence qu'on atteint le plus sûrement la vérité”. Lorsqu'on lui citera cette phrase lors d'une conférence, quelques années après L'Occupation, l'écrivaine française dira : “oui, j'ai une forme d'indifférence profonde au jugement d'autrui.”

“Ecrire pour moi c'est descendre” déclarait encore en interview Annie Ernaux. Avec L'Occupation, elle descend doublement à la fois comme personnage, car la jalousie nous fait tomber bien bas, et surtout comme écrivaine. Derrière tout cela, il y a l'écriture, comme une consolation dernière, comme une sorte de rétribution, de remise à l'équilibre entre la souffrance de la femme et le gain de l'écrivaine qui a enfin une histoire à raconter, un prétexte à écrire, à créer.

Car, la vie, même la plus charnelle, la plus intime, la plus douloureuse, c'est encore la promesse d'un texte à naître : “J'ai tout attendu du plaisir sexuel, en plus de lui-même. L'amour, la fusion, l'infini, le désir d'écrire.”

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