AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Arimbo


Je viens de terminer avec émotion ce livre prodigieux, époustouflant, et d'une sincérité rare. Et puis, il y a tant de tendresse et d'humanité qui transparaît derrière ce choix revendiqué du récit impersonnel. Pour moi, un véritable chef-d'oeuvre.

D'Annie Ernaux, j'avais énormément apprécié dans les années 80 ses romans La place et Une femme, consacrés en grande partie l'un à son père l'autre à sa mère. Cette façon de relier autobiographie et récit sociologique dans une écriture volontairement dépouillée, débarrassée de toute emphase, mais pas sans émotion, m'était apparue foncièrement originale.
Je ne sais pas m'expliquer pourquoi, depuis lors, je n'ai plus rien lu de cette autrice. Il y a comme cela des écrivain.e.s que l'on oublie alors qu'on les a aimés, c'est ainsi pour moi par exemple d'Andrei Makine dont je n'ai plus rien lu depuis le testament français, ou encore Gilles Leroy depuis Alabama Song.
Le Prix Nobel 2022 attribué à Annie Ernaux m'a incité, comme beaucoup d'autres je suppose, à aborder à nouveau l'oeuvre de cette autrice.

Après un petit hors d'oeuvre constitué par une chronique perspicace et tendre d'une année de courses dans l'hypermarché Auchan de Cergy, le plat de résistance qui m'attendait était ce formidable récit publié en 2008. Annie Ernaux, approchant des 70 ans, revient sur son parcours de vie en y mêlant les événements de la société et de la politique qui l'ont marquée.
Et le résultat est magnifique. Car cette narration impersonnelle et impressionniste, et pourtant si émouvante, dont elle s'explique en fin de livre, raconte à la fois plus d'un demi-siècle de notre mémoire collective, et les attentes, les déceptions et les joies, les combats de cette femme profondément humaniste et honnête.

Je sais que je ne peux pas être totalement objectif à l'égard de ce texte, car je suis de la génération de l'autrice, de quelques années plus jeune, comme elle issu d'une famille modeste, et ayant longtemps partagé, mais plus depuis les années 2010, ses opinions politiques. Évidemment, je n'ai pas vécu sa condition de femme et ses évolutions durant toutes ces années.
Mais que cela me parle, la vie d'après guerre, les récits des parents de « leur » guerre 1939-1945, les réunions de famille, les années yé-yé, mai 68 où j'étais étudiant, 1981 et ses grands espoirs finalement déçus, la société de consommation et ses dérives, l'avènement de l'ère Internet et du téléphone portable, des réseaux sociaux, et ce sentiment de décalage avec la vie actuelle, et tant, tant d'autres choses. D'ailleurs, ayant fini le livre, je n'ai qu'une envie, le relire. Et je remercie cette femme d'avoir ainsi donné vie à notre vie collective.
Et puis, l'évolution de sa vie, les attentes de l'enfant, de la jeune fille, sa condition subie de femme au foyer dans les années 60, son émancipation, sa vie professionnelle, amoureuse, les relations avec ses enfants empreintes de tendresse et d'étonnement, et enfin, la sérénité de la vieillesse. Et jamais de complaisance, d'auto-satisfaction, de misérabilisme non plus.
Des photos de famille constituent aussi les jalons de ce kaléidoscope personnel et collectif, conférant une mise à distance dans l'autobiographie.

Vraiment un très grand livre. Maintenant je comprends mieux pourquoi le jury du Nobel a voulu distinguer Annie Ernaux pour « le courage et l'acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements, et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ».
Enfin, un petit détail, peut-être pas si petit que cela, qui m'a émerveillé: c'est sa référence à Proust et à la mémoire involontaire, auquel elle consacre quelques pages, et cette façon dont, comme Proust dans le Temps retrouvé, elle termine son livre en annonçant comment elle a trouvé la manière de le construire. Et pourtant, quelle différence entre les méandres et la luxuriance de l'écriture de Proust, et celle si dépouillée de Ernaux. Mais cette différence ne doit pas nous tromper. Tous deux sont des écrivains qui mêlent mémoire personnelle et collective, et ont créé un « monde » si proche et si lointain, inimitable.

Je sais que beaucoup de lectrices et de lecteurs s'expriment, sur Babelio ou ailleurs, pour dire leur désintérêt, voire leur rejet de cette oeuvre qu'elles, ou ils, trouvent trop auto-centrée, voire narcissique, et puis ne laissant pas de place à la fiction, l'imaginaire.
Des lectures que j'ai faites et notamment de celle-ci, je ne partage pas cet avis. Pour moi, comme dans d'autres aspects de l'art, peinture, musique, etc.., il y a différentes approches qui ont toutes leur beauté, et que l'on ne peut comparer. En tout cas, et bien que je ne serais pas là pour le vérifier, je parie que l'oeuvre d'Ernaux, comme avant elle celle de Proust, restera dans cent ans, comme témoignage d'un monde disparu et comme source de réflexion sur la vie.
Commenter  J’apprécie          3811



Ont apprécié cette critique (37)voir plus




{* *}