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Critique de Charybde2


Roman d'une « sans-dents » au sens propre, roman de la pauvreté et de la nudité contemporaines, roman d'une poésie totalement paradoxale dans sa brutalité même : voici « Toute seule ».

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/12/22/note-de-lecture-toute-seule-clotilde-escalle/

Sans dents : quel qu'ait pu être l'état d'esprit de l'homme politique français surpris à utiliser semi-publiquement ce vocable, il est l'un des plus cruels sans doute de la langue française contemporaine. Signe visible dans la chair, gencives et mâchoires, de la lutte quotidienne avec la pauvreté, loin des mutuelles et des assurances, lorsque les fameux minima sociaux honnis par tant de nantis par ailleurs peinent à être au rendez-vous de la misère. Paul est un artiste peintre (de ceux que l'on appelle généralement, presque pudiquement, « du dimanche », même si ce n'est pas ainsi que lui-même se voit), qui fut jadis cheminot, que la déchéance physique, avec la vieillesse, menace à présent. Françoise, sans profession, plus jeune d'une vingtaine d'années, fut son amante, et n'est sans doute plus aujourd'hui que vaguement sa compagne et de proche en proche sa garde-malade. Tous deux survivent de la maigre et unique retraite de la SNCF, de la vente occasionnelle et opportuniste de quelques toiles issues de l'abondant stock de l'ex-cheminot et peut-être d'autres prestations à la sauvette que l'on subodorera en temps utile, ainsi que d'une modeste charité villageoise pas toujours si bien intentionnée, alors que la rage et la violence habitent au quotidien leur couple désassorti, que les services sociaux soupçonnent et rôdent, et que les perspectives sont au minimum fort sombres. Plus beaucoup d'amour dans le paysage, s'il y en eut auparavant, mais une complexe dépendance réciproque qui dit mal son nom. Françoise a perdu ses dents il y a déjà longtemps, faute de soins trop onéreux pour elle comme pour lui, en effet. Et pourtant… il faut bien avancer encore, non ?

Quatre ans après son « Mangés par la terre » aux éditions du Sonneur, Clotilde Escalle nous propose son dixième roman, « Toute seule », publié chez Quidam éditeur en octobre 2021. Né d'une fugace rencontre réelle (comme l'autrice le raconte sur son blog multi-artistique, ici), ce roman réussit une double prouesse thématique qui tient debout par la puissance rageuse et pourtant hautement subtile d'une écriture.

Celle de nous immerger au coeur de la pauvreté matérielle, d'abord, cette pauvreté dans laquelle chaque euro compte et doit être compté, dans laquelle l'aumône d'une baguette de pain par quelque Auvergnat authentique ou métaphorique prend vite une allure quasiment vitale, dans laquelle le regard des autres est devenu un impalpable au-delà de la honte, ce luxe. Pas encore la pauvreté finale de la clochardisation urbaine, celle si crûment rendue comme de l'intérieur par le Thierry Jonquet de « Mon vieux » ou le Jean-Luc Manet de « Trottoirs » et de « Aux fils du Calvaire », mais celle, antérieure et plus rurale, où subsiste et s'agite l'énergie désespérée – le sale espoir ? – d'échapper à l'ultime dégringolade. Et de pratiquer cette immersion forcée sans voyeurisme, sans fausse compassion et sans complaisance non plus. Comme le dit Pierre Jourde, avec sa pénétration littéraire coutumière, dans sa belle préface : « Les personnages de ce récit ne sont pas sympathiques, il n'y a pas de victimes, pas de coupables. L'héroïne se défend contre l'apitoiement, par sa dureté, sa méchanceté. Les phrases tranchent dans le vif comme des lames. C'est la seule manière de respecter la souffrance et, peut-être, d'accéder à quelque chose de difficile, dont la vérité est toujours masquée par toutes sortes de faux-semblants […] ».

La deuxième prouesse d'écriture ici, c'est d'avoir su rendre compte avec une grande subtilité, au coeur même d'un flux de conscience et d'un flot langagier pourtant largement déchaînés, de l'étrange pudeur, de la complexité des non-dits qui habitent la narratrice, non pas tant vis-à-vis du monde extérieur que vis-à-vis d'elle-même. Il faudra, avec Clotilde Escalle, percer à jour ce qui se trame parfois dans l'obsession toujours réaffirmée, par son personnage, de « sortir marcher ». Corps féminin marchandisé faute de mieux, corps féminin exposé en vitrine métaphorique (quelque Red Light District, loin d'ici, nous le rappellerait si nécessaire), formes ramifiées ou ordinaires de l'échange de fluides corporels et maigrement financiers : il y a là aussi à l'oeuvre certaines mécaniques déambulatoires que même la brutalité nue de Françoise préfère laisser dans l'ombre des futaies et dans le semi-silence des évidences. Roman d'une souffrance emblématique et ordinaire, roman d'une violence nécessaire et d'une beauté fortement paradoxale, « Toute seule » s'impose dans le choc, l'effroi et la lucidité des chutes annoncées, mais peut-être pas, in fine, inévitables.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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