En 1943, Hannah Arendt définissait ainsi la condition de réfugiés : "Nous avons perdu notre foyer, c'est-à-dire la familiarité de notre vie quotidienne. Nous avons perdu notre profession, c'est-à-dire l'assurance d'être de quelque utilité en ce monde. Nous avons perdu notre langue maternelle, c'est-à-dire nos réactions naturelles, la simplicité des gestes, l'expression spontanée de nos sentiments."
Souvent, je trébuche, je tâtonne. Je n’ai aucun diplôme de professeur. Je n’ai jamais fréquenté un quelconque institut de formation des maîtres. Ni obtenu de certificat d’aptitude dans le domaine de l’alphabétisation. Je suis ce que l’on appelle une « bénévole ».
« Toute personne a le droit de circuler librement… Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien. » L’article 13 de la Déclaration universelle de droits de l’Homme entérine un état de fait. Les migrants sont vieux comme le monde. Les migrants font le monde. Un jour, ce sera peut-être mes petits-enfants, ou même mes enfants, ou moi, qui sait ? Un jour, nous fuirons nous aussi, mus par la nécessité ou par la volonté d’exister. Nous quitterons tout pour pouvoir à nouveau parler à la première personne.
L’accumulation de nuits sans sommeil vous fait bâiller à intervalles réguliers. « Sorry, professor », dites-vous à chaque fois tout en recopiant sur votre petit cahier des listes de vocabulaire. Quant à vous, Abdullah, je n’ai pas bien compris d’où vous veniez. Vous parlez si peu et si bas. Vous murmurez votre prénom en début de cours, au moment des « présentations », puis vous vous taisez jusqu’à la fin. Seule la peur semble vous tenir compagnie. Je la vois, elle passe au fond de vos pupilles et vous empêche de lever la tête. Vous avez, vous aussi, encore un visage enfantin, rond et sage.
Ce rituel apprend à dire je – JE, MOI, unique, irremplaçable, ici et maintenant, ce rituel apprend le verbe être, sans lequel on n’est rien, quels que soient la langue que l’on parle et le pays d’où l’on vient. Comment être quand on a tout perdu ? Comment être quand on se cherche encore ? Je revisite ces mots avec vous.
JE – SUIS, et le prénom qui nous a été donné. Trois mots collés ensemble et qui, selon la manière dont ils sont prononcés, divisent le monde en deux. Moi, je les formule sans avoir besoin d’y penser. Ils sont comme l’air que je respire, le pied que je mets en avant pour marcher, les yeux que je ferme pour dormir. Personne ne m’a jamais interdit de dire Je. Personne ne m’a jamais empêchée d’être, ou si peu. Je suis. Je suis l’amoureuse de mon mari.