"Christian von Wolff, qui a créé tout le langage philosophique allemand, a dit que l’existence était complémentaire de la possibilité, une doctrine qui, me semble-t-il, remet l’existence à sa place. Qu’est-ce qu’une crise d’identité? C’est l’irruption d’un possible inattendu dans une existence laquelle elle offre un complément. Je n’ai pas mon pareil, dans ce genre de crise.
En réalité, j’ai mon pareil, bien sûr. J’ai mon double. Il aurait été à l’aise dans cette fête ,si seulement il avait vécu, celui que j’étais quand je portais un autre nom. De loin en loin, toutefois, il se réveille de son sommeil de mort. Chaque fois c’est vers moi qu’il se tourne. Il n’a que moi. Il sort de son étui un violoncelle et il joue pour moi seul, bien maladroitement, parce que son sommeil de mort lui a laissé les doigts gourds, un lied de Schubert, toujours le même; Il torture alors cette mélodie, déjà déchirante quand elle est bien jouée, que Schubert a composée d’après ce fameux poème, Der Doppelgänger,où Heine s’imagine marcher à côté de son double. Le violoncelle de mon pareil a la sonorité profonde des forêts du Schleswig-Holstein, mais je ne l’écoute pas jouer. Je regarde les petits nuages de colophane qui s’élèvent au dessus des cordes dans les aigus, ça m’évite de penser à tout ce chagrin massacré."
Ils sont bizarres les Anglais. Ils n'ont pas l'air de la subir la guerre, mais plutôt de s'installer dedans, comme si c'était un salon et que chaque chose dût s'y trouver à sa place.
"Chacun de ces papillons est la mémoire de l’espèce. A lui seul la mémoire infaillible de l’espèce entière. Et l’espèce, c’est l’unité c’est la durée, c’est l’harmonie. Pourquoi n’en va-t-il pas ainsi pour les hommes? Pourquoi l’homme est-il un animal qui ne sait plus du tout qui il est quand il ne sait pas d’où il vient? Alors que le plus démuni des papillons ,ne se sachant pas papillon, est à lui seul la mémoire de son espèce tout entière, et donc la sienne tout singulièrement?
J’enjolive, j’extrapole, c’était l’idée. Aujourd’hui, je connais la réponse: à la différence du bombyx du mûrier, qui n’a pas eu l’idée de soumettre à concours l’agrégation de ver à soie, l’homme a besoin d’un miroir. Pour savoir ce qu’il fabrique sur terre, il a besoin de se regarder être. Un besoin vital du miroir. Le miroir est sacré. Il nous vient par les pères. Moi, mon miroir, on me l’avait cassé. Ou caché. Mais j’en avais l’ombre au front."
Depuis ce moment invraisemblable, je n'ai plus cessé de croire aux fantômes ni de leur parler quand vivre fait peur.
(P66)