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Critique de Creisifiction


Roman phare d'une des grandes dames de la littérature brésilienne du XXe siècle, LES PENSIONNAIRES ( AS MENINAS – lu en V.O.) a été initialement publié au Brésil en 1973, en pleine période de dictature militaire connue par le pays entre 1964 et 1985.
Il semble d'ailleurs incroyable, rétrospectivement, qu'un tel ouvrage ait pu échapper complètement au contrôle et passer entre les mailles de l'appareil de censure impitoyable bâillonnant alors le Géant sud-américain.
Le lecteur y trouvera, en effet, outre un certain nombre d'allusions à la réalité sociale et politique du Brésil à cette époque, la description d'une séance de torture où il est exposé avec force détails l'un des procédés préférés des tortionnaires du régime, à savoir l'administration de chocs électriques, sur les muqueuses et particulièrement aux zones génitales, le supplicié ayant été auparavant accroché, nu, mouillé, poings liés passés derrière les genoux, à une barre horizontale, abominable technique de torture connue au Brésil sous la curieuse appellation de «pau-de-arara» : «branche-à-ara».
Lors d'une interview accordée quelques décennies plus tard, Lygia Fagundes Telles s'en étonnerait elle-même, déclarant non sans ironie n'y trouver d'autre explication plausible à part le fait que le censeur, assommé par le style du roman et n'en pouvant plus, avait voulu s'en débarrasser au plus vite, «complètement dépassé au bout de quelques pages d'une lecture aussi harassante»..
Comparé par de nombreux critiques et lecteurs à Virginia Woolf, et notamment au roman «Les Vagues», par l'utilisation massive et quasi-exclusive du monologue intérieur et du «streaming of consciousness», dans «Les Pensionnaires», en effet, la réalité extérieure n'apparaît la plupart du temps, en tant que telle, que par intervalles et à travers de minces brèches narratives qui se creusent au fur et à mesure dans le flux de conscience des trois «meninas» occupant le devant du tableau : Lorena, l'infante gâtée, issue de la grande bourgeoise brésilienne ; Lião, pur produit du melting-pot culturel et racial si cher à l'imaginaire collectif brésilien, engagée corps et âme dans la lutte contre le régime dictatorial, Ana Clara, enfin, belle et écorchée, noyée dans des rêves extravagants d'ascension sociale autant que dans les drogues et l'alcool. Les trois amies sont étudiantes, pensionnaires d'une résidence tenue par des bonnes soeurs, ce qui au Brésil représentait, encore à cette époque, une sorte de caution morale permettant aux jeunes filles, en tout bien toute honneur, de quitter le domicile familial afin de poursuivre des études supérieures dans les grandes villes brésiliennes.
Roman sur les femmes, autour de la sensibilité et de la complicité féminines (la «sororité», dirait-on actuellement), « Les pensionnaires » constitue en même temps un saisissant tableau d'une époque, celle des années 60/70, et des mutations en train de s'opérer alors au sein de la société traditionnelle patriarcale brésilienne, portrait dressé donc par l'artiste essentiellement à partir de l'intime et du regard subjectif de ses protagonistes.
L'ayant lu en version originale, je ne peux, bien sûr, porter de jugement sur l'édition française du roman (une critique à Babelio en loue néanmoins la bonne qualité) ; je me dis tout de même que cela a dû donner pas mal de fil à retordre, même à quelqu'un d'aussi chevronné que Maryvonne Lapouge-Petorelli, traductrice française de Lygia Fagundes Telles et connue par ailleurs des lecteurs amateurs de littérature lusophone par le grand soin apporté à ses nombreuses autres traductions du portugais. Dans le roman, en effet, la langue est marquée par une importante recherche formelle (ce qui aura contribué probablement à dribler la vigilance obtuse de son censeur..), tant sur le plan narratif, cherchant notamment à épouser les contours hasardeux et les vicissitudes de la libre-association d'idées (phrases elliptiques, rêveries récurrentes, constructions à l'aspect incohérent ou à la syntaxe «tronquée», changements abrupts de focalisation interne entre les personnages mis en présence…), que sur le plan sémantique et lexical (alternance, parfois juxtaposition entre un registre oral, puisant largement dans l'argot des jeunes, bien enraciné dans l'esprit de la langue et dans la pop-culture brésilienne de cette époque (le vocabulaire de son propre fils, alors adolescent, aurait été d'après l'auteure une source précieuse pour son livre!), langage donc informel et erratique, et une langue beaucoup plus littéraire, traversée par de nombreuses références intertextuelles ou citations latines.

Lorsque la liberté de création et d'expression artistiques sont jugulées par la force, lorsque la production culturelle d'un pays se retrouve amputée, soumise à des critères idéologiques, à un stupide «imprimatur d'État», les artistes refusant de «jouer du fifre» pour le régime sont condamnés soit à l'indexation et au silence, ou à l'emprisonnement, soit à l'exil, extérieur ou intérieur. La brutalité des régimes totalitaires ne réussira pourtant jamais à faire taire les artistes.
Le refrain du «Si se calla el cantor, calla la vida », de la magnifique «Negra Sosa» («Si le chanteur se tait, la vie se tait», Mercedes Sosa) résonnera encore et toujours dans la plus ténébreuse des nuits. Celle de Lygia Fagundes Telles, à propos de l'écriture, décrète : « aussi les lettres sont-elles lancées à la mer, dans les abîmes, dans les poubelles, les égouts, falsifiées et décomposées, torturées et emprisonnées. Certaines en meurent, mais cela n'a aucune importance, elles reviennent sous une autre forme, comme les morts.»
Les voix courageuses d'artistes qui se sont s'élevées au Brésil durant les années les plus sombres de la dictature militaire ont dû souvent recourir à des stratégies de contournement, aux ruses du «montrer-cacher» et à l'allégorie, à un langage plus ou moins crypté afin de fourvoyer les censeurs. C'est ainsi qu'au tournant des années 1970, malgré la mise en place d'un puissant appareil de censure d'État, un véritable mouvement de résistance artistique verra le jour dans le pays, dont des courants tels la "Marginália" ou le «Tropicalisme», ou encore des artistes comme Chico Buarque, deviendront pour des générations successives de brésiliens, emblématiques de la résistance culturelle contre la brutalité de la dictature militaire. Ce roman de Lygia Fagundes Telles en fait, à mon sens, partie.
«Les Pensionnaires» est un roman qui s'entrouvre et se dérobe constamment au lecteur, et qui demande souvent à être lu entre les lignes : une lecture qu'on pourrait dans un certain sens qualifier d'exigeante (sans être pour autant pesante). Les regards pour ainsi dire «intervallés», tant de la part de l'artiste, qui semble veiller à ne surtout pas tout révéler, que de ses «menines» envers elles-mêmes ou bien croisés entre elles, semblent traduire la même obstination à vouloir se rendre, ou rendre l'autre tangible, reconnaissable, et en même temps à se soustraire, ou en tout cas à ne pas se laisser complètement enfermer par cette même réalité. Lorena se dérobe entre autres aux injonctions familiales et aux préjugés de sa classe sociale favorisée, dont elle n'arrive pas à se départir complètement, Lião se cache de la police, mais aussi de son désir de vivre dans une certaine normalité sociale, Anna Clara fuit la réalité et un passé traumatisant dans des addictions et des rêves de toute-puissance. Un jeu qui s'étend aussi à leurs rapports ambigus avec les religieuses du pensionnat, qui les regardent à leur tour, à la fois les surveillent et les maternent.
Le dénouement surprenant et spectaculaire de l'intrigue restera également comme une image formidablement exemplaire de cette subtile mécanique d'escamotage.
Le mot "meninas» du titre signifie en portugais «petites filles» et renvoie en même temps au nom du célèbre tableau de Velasquez. Aucune traduction (sauf peut-être l'espagnole ?) ne semble à ma connaissance avoir osé de le rattacher directement à l'une des plus célèbres peintures de l'histoire de l'Art - ce qui peut d'ailleurs tout à fait se comprendre. En anglais, le titre a été par contre curieusement traduit par: « The Girl in the Photograph» (timide allusion à une notion de reflet du réel?).
Je reste néanmoins intrigué par la possibilité qu'il ait eu là une intention et un double-sens recherchés volontairement par l'auteure (si quelqu'un pouvait d'ailleurs me le confirmer…ou infirmer, j'en serai reconnaissant, n'ayant rien pu trouver de particulier à ce sujet!) en lien étroit avec les «Ménines», le tableau. En tout cas, la forte présence, la «patte» de l'artiste, par le biais de son travail d'expérimentation, libéré de tout souci de réalisme ou de naturalisme ; la perspective originale retenue par les deux créateurs (Lygia Fagundes Telles choisissant elle de traiter la réalité sociale et politique du pays à travers la subjectivité de trois jeunes femmes, Velasquez peignant le puissant couple royal, véritable sujet du tableau, mais qu'on ne voit vraiment qu'au travers d'un reflet sur un tout petit miroir au fond du salon où les ménines occupent le devant) m'ont personnellement persuadé qu'un tel rapprochement pourrait bel et bien avoir existé!
Hélas, on ne pourra plus poser la question directement à Lygia Fagundes Telles qui vient de quitter notre monde visible, au mois d'avril de cette année, à 99 ans. Non plus à son émérite traductrice, Maryvonne Lapouge-Petorelli, partie elle aussi un an plus tôt.
«Volat irreparabile tempus.»

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