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Critique de JulienDjeuks


Les "damnés de la Terre", ce sont ces peuples dominés du Tiers-Monde (terme polémique qui renvoie à la notion de tiers-état dans l'essai de Sieyès, partie majoritaire qui ne veut plus être rien ; remplacé aujourd'hui par l'appellation très courageuse de "Pays Moins Avancés"), peuples condamnés à un enfer sur Terre, peuples esclavagisés puis/ou colonisés, infériorisés, dépossédés de l'usage de leur terre, démentis dans leur culture, maintenus sous la dépendance, astreints à la charité, fouettés de bonnes valeurs et de bons sentiments progressistes... Fanon est trop souvent caricaturé en apôtre de la violence, d'une vengeance exagérée contre des colonisateurs certes fautifs mais pas si mal intentionnés, enragé traître à la France engagé au F.L.N. et demi converti au barbarisme. J.-P. Sartre explique dans sa préface que l'essai s'adresse directement aux damnés, et non aux occidentaux, néglige donc toute précaution oratoire. Non. Fanon propose tant aux uns qu'aux autres une vision zéro concession du colonialisme, sans rôle positif aucun, vision inconcevable alors, toujours difficile à accepter malgré le poids des recherches historiques s'accumulant. La culture du pays colonisateur, avec son image ethnocentrique de progrès, implicitement présentée comme supérieure à une autre négligeable, sert de cache-canines, de voile d'innocence à une propagande fasciste défendant le droit à dominer humainement et à jouir de privilèges d'exploitation...

Référence des mouvements tiers-mondistes comme les non-alignés ou la Tricontinentale de Mehdi Ben Barka, Fanon se méfie de toute simplification et de tout manichéisme : nord-sud, blanc-noir, musulmans-chrétiens, éduqués et incultes, les gentils les méchants... Paradigme piège qui est justement celui promu par le pouvoir colonial ou impérialiste. Il ne s'agit pas d'expulser le colon, d'opposer l'arabe et le français, mais d'anéantir une machine administrative de domination et d'exploitation, qu'elle soit tenue par des originaires du pays colonisateur ou par des locaux. À l'instar d'Étienne de la Boétie dans son Discours sur la servitude volontaire - talents précoces et destinées d'ailleurs très comparables - Fanon dénonce la collaboration de l'intérieur, l'importance de la classe administrative, les petites mains exécutantes, serviteurs modèles qui par leur travail décomposé, déresponsabilisés assurent la bonne marche du système colonial, contre avantages (privilège d'être moins exploité ; position moins basse dans la hiérarchie sociale ; miettes d'exploitation...). Important également de se méfier des élites intellectuelles colonisées (ce qu'il est lui-même), hommes politiques et écrivains, assimilés ou révolutionnaires, bons élèves du maître, parlant la langue du négoce, moralistes moins dans l'urgence de voir changer un système où ils réussissent plutôt bien, tergiverseurs ayant peur de perdre leur titre de révoltés en phrases (cf. l'analyse de Baudrillard sur le parti socialiste qui, élu sur le mécontentement du système, n'a pas d'intérêt à trop le changer...). Une caste qui, passée l'indépendance, sera tentée de reprendre les rênes du pouvoir, clamant que tout a changé grâce à elle sans rien modifier un système injuste reposant sur l'exploitation des uns par les autres.

Manuel du parfait révolutionnaire décolonisateur donc, mais pas que, Fanon anticipe clairement le "néocolonialisme", domination pilotage à distance de gouvernements dans une dépendance aux mêmes circuits économiques de l'ancien maître (comme dans La Ferme des animaux d'Orwell)... Sous le racisme et la violence coloniale, se dissimule la prédation économique (La raison économique apparaissait déjà chez Montesquieu dans de l'esclavage des nègres, comme la raison profonde et atrocement simple de la traite). Ethnographie psychiatrique d'une terre en guerre de décolonisation. Langue claire, vibrante et incisive ; prose philosophique et poétique à la fois, déjà allégée du maniérisme complexé des poètes de la négritude qui cherchaient encore à briller ; langue du corps douloureux, du corps qui s'auto-mutile, s'auto-opère, se saigne, pour se séparer du corps étranger, de cellules cancéreuses comme autant de balles de fusil qui gangrènent et aliènent jusqu'à l'intimité, jusqu'à l'inconscient. Langue exhibant ses blessures comme le dos de "Peter le fouetté" mais déterminée et fière. On entre dans le corps de l'oppressé, derrière ce regard où se mêlent peur et défi, et où la lutte ne commence qu'après renoncement total à soi, homme trois fois mort se dressant encore parmi les manifestants gisant comme dans le Cadavre encerclé de Kateb Yacine (cet autre mis au ban du panthéon littéraire français). Parce que, comme l'exprime Albert Camus dans L'Homme révolté, l'esclave fait front contre son maître armé lorsque la défense de sa vie, tant et tant dévalorisée, devient anecdotique en comparaison de celle d'une valeur qui le dépasse en tant qu'individu. Dans cette perspective, Fanon donne un vrai rôle, noble et quasi féerique, aux rejetés, aux marginaux, criminels, prostituées, mendiants... qui n'ont rien à perdre mais une chance dans l'action révolutionnaire de se racheter à leurs yeux et à ceux de leurs pairs, de passer du statut de moins que rien à celui de héros. Leur aptitude à sacrifier totalement leur personne pour une révolution, constitue sans doute la lame de fond de celle-ci.
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