La femme d'aujourd'hui sait qu'il ne faut pas laisser les souvenirs rebondir dans le palais des miroirs ; ils deviendraient fous, comme une mouette qu'on enferme par mégarde dans une salle.
Le nous meurt. Au lieu de se regrouper autour d'un feu, les je s'isolent, s'épient. Chacun croit s'en sortir mieux que le voisin et cela, aussi, c'est probablement la fin de l'homme.
Dehors, le passé a commencé à jaunir. Le genre humain se racornit.
J'ai écouté longuement mon appartement et guetté, oui, guetté les odeurs qu'elle aurait pu laisser comme signature de son passage ; j'aurais aimé que le matelas fût imprégné d'elle. Qu'il ait pris sa forme.
Je me suis résolu à puiser dans ma réserve d'hypnotiques. Un sommeil en simili lourd et gris comme un nuage obèse, a eu raison de ces pensées. Et ce sommeil-là fut agité de songes tortueux, comme peut être agitée une traversée en mer, de nuit, sous de violents éclairs.
On est tous comme vous, monsieur Shimura, on voit tous des elfes, pour tenter de s'en sortir.
On dit de certaines tortues de mer qu'elles reviennent mourir sur la plage où elles sont nées. On dit des saumons qu'ils quittent la mer et remontent pour frayer dans la rivière où ils ont grandi.Le vivant est gouverné par de tels protocoles.
( Stock, 2010, p.105)
Le véhicule dévale, avale les arrêts, avale arrêt après arrêt des humains songeurs et taiseux occupés à décoder des rêves qui dépassent leur entendement. En dormant, auraient-ils vécu plus fort qu'éveillés ?
( Stock, 2010, p.21 )
Par un phénomène d'associations, elle m'obligeait, je ne sais comment, à me pencher sur mon passé. Tous ces jours dont je ne conservais pas le moindre souvenir...Le 10 octobre 2006, par exemple. Qu'aurais-je fait ce jour là de plus ou de mieux que le 1er mars 2003? En météorologue, je cultivais une bonne mémoire des événements du ciel, mais de moi-même, ici-bas, que restait-il ?
( Stock,2010,p.55)
Plus tard, j'ai pu m'inscrire à l'université à Fukuoka.Les études me me réussirent pas.Je ne m'accrochais à rien.Le glissement de terrain, je l'ai compris peu à peu, continuait en moi.Il avait commencé un jour de typhon en se jetant sur ses premières proies (...)
L'éboulement poursuivait son œuvre plus lentement, souterrainement. Il emportait pan par pan la vie que j'aurais aimé mener. Quoi que je fasse, les choses m'échappaient.Une mécanique avait dû se casser.Je me suis mise à haïr le monde tel qu'il allait et à fréquenter certains milieux.1970: à vingt ans, je suis entrée dans la très clandestine Armée rouge unifiée. Le renouvellement du pacte de sécurité entre notre pays et les États-unis perpétuait le lien avec ceux qui avaient largué une bombe atomique sur la famille.Haïr! J'ai consacré des années à la haine.Le reste n'était qu'habillage.Je m'adonnais à mon rêve rouge comme d'autres à la peinture à l'huile.
(Stock, 2010, p.108 )