Citations sur Carnets d'Orient, tome 1 : Djemilah (15)
Dans la préface de Jean Daniel …
Quelle est cette idée qui est venue à des Français de venir en Algérie et d'embêter des gens qui ne leur demandaient rien ? Pourquoi étaient-ils eux-mêmes si malheureux d'y venir ? Quel était ce pays qui s'appelait l'Algérie française où la majorité des habitants étaient des Algériens qui n'étaient pas français? Avec les images superposées et tricotées de Ferrandez, la réalité du scandale se transforme en une vaste commedia dell'arte.
Arrêtons-nous une seconde. Le scandale, le fait que dans l'Algérie française, les Algériens n'étaient pas français, c'est plutôt énorme. On a beau être blasé, savoir que l'homme est un loup pour l'homme et que l'histoire de l'humanité n'est faite que de ces conflits. On a beau tout savoir, ou presque tout, sur le colonialisme, quand on y pense, c'était médusant.
Tu es en train d'essayer de tourner les écritures à ton avantage, mais tu es un infidèle, et les infidèles achètent l'erreur avec la monnaie de la vérité... (p.37)
Depuis mon expérience en Algérie, je n’ai cessé de chercher à peindre les mystères et les beautés de l’Orient. L’Orient est une femme qui tantôt s’offre, tantôt se refuse. L’Orient est une femme que nous voulons prendre et posséder en allant jusqu’au viol. L’Orient est une femme qui nous échappera toujours.
La peinture est insuffisante à traduire ce qui relève de la mystique, de la tentation, de la promesse.
Nous avons commis une grave erreur en entrant à Alger, il y a 7 ans. Il aurait suffi de conserver la structure mise en place depuis 3 siècles par les Turcs qui pour gouverner le pays ont toujours été moins nombreux que nous ne le sommes aujourd’hui. Nous aurions ainsi profité de l’administration existante et nous aurions épargné nos soldats.
Voilà maintenant 6 mois que j’apprends l’Arabe. Mon professeur est un notable descendant des Maures espagnols. Il m’entretient de la langue et des coutumes du pays et il me fait lire le Coran. Je peux communiquer maintenant avec Djemilah. Elle me demande même de lui apprendre quelques mots de Français. Nos rencontres se font toujours sur la terrasse à la tombée de la nuit. Souvent nous restons de longs moments sans nous parler et j’ai alors l’impression que je finirai ma vie dans ce pays à côté d’elle.
Les guerriers Hadjoutes sont terribles. Ils coupent les têtes des fermiers européens et mutilent horriblement leurs cadavres. Ce que j’ai appris chez M. Morane m’a glacé. Je n’imaginais pas à quel point ce peuple est cruel. Mario semble minimiser le danger. Ce que j’ai vu ici est suffisant pour comprendre que nous n’avons pas grand-chose à faire avec ce peuple si différent. Je crois bien que je vais abréger mon séjour dans ce pays où je ne comprends pas la langue et où tout m’est étranger.
Je viens de parcourir la ville. Je suis tout étourdi de ce que j’ai vu. J’ai débarqué au milieu du peuple le plus étrange. Mario est bien installé. Belle maison mauresque. Il fallait être fou comme lui pour installer un cours de dessin à Alger. Je crains qu’à part quelques officiers et administrateurs français, il n’ait pas beaucoup de clients. Je crains même qu’il ne soit difficile de rapporter d’ici beaucoup de dessins de ces Maures. Il me faut faire mes croquis au vol à cause de la mauvaise opinion qu’ils ont sur les images. Depuis mon voyage à Rome, je n’avais plus revu Mario. Il semble prendre fait et cause pour ce peuple, allant jusqu’à vivre à l’orientale. On jurerait un Turc.
Le 24 mai 1836. J’ose à peine le croire, me voici en Afrique. Voilà le triangle d’Alger dit le capitaine. Forts, murailles crénelées, minarets des mosquées. El Djezaïr, comme l’appellent les Arabes. Des canots viennent à notre rencontre. Maltais, Mahonnais, Provençaux, des canailles de tous les pays du monde. Une cohue de tous les types de la Méditerranée qui s’agitent sur le débarcadère et se disputent les bagages des voyageurs en vociférant dans un langage qui est comme le détritus de toutes les langues. Rencontrer dans la réalité ce qui jusqu’alors n’a été pour moi que costumes d’opéra et dessins d’album est une des plus vives impressions qu’on puisse éprouver en voyage.
Il n’y a dans la série en bande dessinée des Carnets d’Orient aucun manichéisme, aucun militantisme. Tous ces gens, Français et Arabes, colons et paysans, militaires et civils, flattés par le turban ou l’uniforme, habitant les palais ou les gourbis, contraints par l’Histoire de jouer tantôt les bourreaux, tantôt les victimes, sont tous là parce qu’on les y a mis sans qu’ils sachent pourquoi, sauf peut-être quelques chers algériens qui sont nés avec le panache de la résistance. Dans ce tourbillon de portraits et de couleurs, je reconnais mon immense Algérie autant que ma petite ville et ma grande maison. – Jean Daniel