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Critique de Gustave


Julien Gracq disait de l'évolution du style des écrivains qu'il en est de deux types: les premiers ont déjà le leur propre dès leur première oeuvre, qui ne se modifie jamais par la suite: les seconds acquièrent la plénitude de leur talent, voire de leur génie de manière progressive, au fur et à mesure des publications successives.

Ayant lu dans l'ordre inverse à la chronologie les romans de Fitzgerald, (Tendre est la nuit et le Dernier Nabab, Gatsby le Magnifique puis les Heureux et les Damnés) j'en déduis que celui-ci appartient incontestablement à la seconde catégorie.

S'il est en effet une chose particulièrement frappante une fois qu'on vient de refermer le livre, c'est de constater à quel point ce roman semble anticiper Tendre est la nuit, bien que des différences nettes existent aussi entre ces deux romans, ne serait ce que par leur longueur assez similaire (507 pages pour les Heureux et les Damnés, 413 pages pour Tendre est la nuit, là où les autres romans de Fitzgerald sont bien plus courts).

En ce qui concerne la forme les Heureux et les Damnés comme Tendre est la nuit suivent une progression en trois parties, qui correspondent plus où moins qui plus est à un schéma narratif assez proche:

-une première partie d'exposition assez longue, présentant les personnages sous leur meilleur jour: jeunes, beaux et riches, insouciants et à l'allure dégagée (Anthony et Gloria dans les Heureux et les Damnés, Dick et Nicole dans Tendre est la nuit)

-une seconde partie introduisant le changement majeur qui guidera la suite du roman (le mariage d'Anthony et Gloria, suivi de la décision du grand-père du premier de les déshériter dans les Heureux et les Damnés, la découverte de la schizophrénie de Nicole dans Tendre est la nuit).

-une troisième partie, centrée sur la déchéance progressive des personnages centraux, causée par les bouleversements survenus dans le livre second (problèmes financiers pressants dans les Heureux et les Damnés, alcoolisme de Dick désespérant de pouvoir guérir Nicole dans Tendre est la nuit).

Bien entendu, les différences entre ces deux romans sont également flagrants. La plus importante est bien entendu le dénouement: heureux pour les Heureux et les Damnés, tragique pour Tendre est la nuit.

Par ailleurs, Tendre est la nuit introduit deux innovations majeures inconnues du Fitzgerald encore jeune lorsqu'il écrivait son second roman: le recours au personnage tiers témoin de la magnificence puis de la détresse du personnage principal, Rosemary (en fait le procédé est apparu avec Gatsby le Magnifique, à travers la figure de Nick Carraway), ainsi que le brusque retour en arrière temporel, qui dévoile l'envers du décor de la vie des personnages principaux.

Le roman à proprement parler est, à vrai dire déjà de très haute tenue, même s'il n'atteint sans doute pas l'intensité lyrique d'un Tendre est la nuit ou Gatsby le Magnifique. le caractère strictement chronologique de l'intrigue peut à de rares moments donner une impression de monotonie, là où Tendre est la nuit introduit une rupture radicale entre la première et la seconde partie, à l'intensité dramatique inégalée (ceux qui ont lu ce roman savent de quoi je parle: il s'agit de l'épisode où la schizophrénie de Nicole jusqu'alors dissimulée est brusquement découverte).

L'intérêt de Fitzgerald réside également dans sa capacité inégalée à refléter non seulement par son oeuvre mais également par sa vie même son époque, les vicissitudes de sa carrière littéraire étant intimement liées à la grande Histoire des Etats-Unis. le dénouement heureux des Heureux et des Damnés, inhabituelle dans l'oeuvre fitzgeraldienne, est à cet égard un clin d'oeil désinvolte aux temps heureux des années 20, celle de l'Age du Jazz marquée par la prospérité dont l'écrivain lui même profita amplement, ses deux premiers romans étant de grands succès.

L'aspect autobiographique, souvent sous-jacente chez Fitzgerald s'exprime de nouveau dans ce roman. le passage d'Anthony Patch par l'armée lors de la Première Guerre mondiale et sa démobilisation avant même son envoi au front suite à l'armistice de 1918 est un calque de l'expérience vécue par l'écrivain lui-même.
Il n'est guère douteux par ailleurs que Gloria soit inspirée de Zelda: il est de notoriété publique que Francis Scott n'hésitait jamais à piocher dans le journal intime de sa femme pour enrichir ses romans. Il l'a certainement fait pour les Heureux et les Damnés (certains chapitres du roman reproduisent le journal intime de Gloria...)

Un certain idéal de vie, fondée sur une oisiveté ostentatoire et se voulant dégagée des contraintes matérielles et même sociales traverse le couple formé par Anthony et Gloria. L'on oscille entre une certaine hostilité à leur égard et de la compréhension, lorsque l'on songe au modèle qui leur est proposé en vue de sortir de leur vie oisive: le grand-père d'Anthony, Adam Patch n'a pas mieux à proposer à son petit-fils que de devenir courtier en Bourse à Wall Street...Anthony ne tiendra pas plus de quelques semaines, le monde de la finance et plus largement celui de l'entreprise lui étant fondamentalement étrangers.

Mais là où cette révolte, somme toute passive envers ce modèle social est ambigüe, c'est le fait que pour refuser d'entrer dans le monde du travail, Anthony dépend de la fortune que son grand-père a acquise...précisément à l'issue d'une carrière à Wall Street, et dont il veut hériter à tout prix. En somme, tout en refusant d'intégrer le système, il n'en dédaigne pas ses avantages (d'autant plus qu'une partie de ses revenus provient des dividendes versées pour ses parts détenues dans diverses sociétés cotées à Wall Street...).

Un autre détail d'intérêt apparaît dans le constat suivant: une fois n'est pas coutume, Fitzgerald a transposé son expérience personnelle à travers deux personnages du roman. A part Anthony, Richard Caramel est l'autre grand pendant autobiographique des Heureux et des Damnés. Celui-ci reflète fidèlement ses débuts: un premier roman à succès, puis une série de nouvelles très lucratives. Les préoccupations de Richard Caramel, craignant de prostituer son talent en des productions commerciales et devant néanmoins continuer à écrire pour maintenir un train de vie devenu luxueux, reflètent bien celles de Fitzgerald lui-même, également auteur prolifique de nouvelles...

Je ne saurais que conseiller de lire ce roman, bien moins connu mais déjà très grand malgré quelques imperfections, à fortiori si vous avez aimé Tendre est la nuit.

Pour ma part ne me reste plus que l'Envers du paradis, son premier roman...
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