Citations sur Correspondance : Flaubert / Maupassant - La terre a d.. (7)
Maupassant à Flaubert
Ministère de l'Instruction publique et des Beaux-Arts Secrétariat - 1er bureau
Paris, le 17 octobre 1879
[...]
Je compte aller passer avec vous le dimanche qui suivra la Toussaint.
Et Nana ? Je vous envoie un article Phénoménal de Zola sur le roman expérimental !...
Un certain M. Champsaur, rédacteur au Figaro m'à demandé des détails biographiques sur moi - il veut faire l'entourage de Zola. Je lui ai écrit qu'à six ans je faisais le désespoir de ma bonne par mon obscénité, qu'à dix-sept j'étais renvoyé d'une maison ecclésiastique pour irréligion et scandales divers ; et qu'aujourd'hui mon amie Suzanne Lagier, dont l'opinion fait foi en matière de moeurs, trouve que j'en manque absolument. Goinfre et lubrique, je pense que tout le bonheur de la vie consiste dans la satisfaction de ses vices ; et je cherche à multiplier les miens, etc., etc. - Il a dû faire une bonne tête en recevant cette lettre fort polie du reste et pleine de remerciements. Son article doit paraître demain. On voit sur les boulevards des files d'hommes en blouse portant des bannières sur lesquelles on lit NANA par Émile Zola, dans Le Voltaire ! Quelqu'un me demanderait si je suis homme de Lettres, je répondrais " Non Monsieur je vends des cannes à pêche" tant je trouve cette folle réclame humiliante pour tous. [...]
Guy de Maupassant
Flaubert à Maupassant,
[Croisset],10 août [1876]
Mon cher ami,
M. Laujol m'embarrasse. Porter un jugement sur l'avenir d'un homme me paraît chose tellement grave que je m'en abstiens. D'autre part demander si l'on doit écrire ne me semble pas la marque d'une vocation violente.
Est-ce qu'on prend l'avis des autres pour savoir si l'on aime !
Franchement je ne puis répondre que des banalités. Excusez-moi ! Dites-lui que je suis très occupé (ce qui est vrai) et que nous nous verrons l'hiver prochain. En attendant, qu'il travaille. Mon "jugement" sera mieux assis sur un bagage un peu plus lourd.
[...]
Flaubert à Maupassant
Croisset, 15 août 1878
[...]
Maintenant parlons de vous.
Vous vous plaignez du cul des femmes qui est "monotone". Il y a un remède bien simple, c'est de ne pas vous en servir. "Les événements ne sont pas variés." Cela est une plainte réaliste, et d'ailleurs qu'en savez-vous ? Il s'agit de regarder plus près. Avez-vous jamais cru à l'existence des choses ? est-ce que tout n'est pas une illusion ? Il n'y a de vrai que les "rapports", c'est-à-dire la façon dont nous percevons les objets. "Les vices sont mesquins", mais tout est mesquin ! "Il n'y a pas assez de tournures de phrases !" Cherchez et vous trouverez.
Enfin, mon cher ami, vous m'avez l'air bien embêté et votre ennui m'afflige, car vous pourriez employer plus agréablement votre temps. Il faut, entendez-vous jeune homme, il faut travailler plus que ça. J'arrive à vous soupçonner d'être légèrement caleux. Trop de putains ! trop de canotage ! trop d'exercice ! Oui, monsieur ! Le civilisé n'a pas tant besoin de locomotion que prétendent messieurs les médecins. Vous êtes né pour faire des vers. Faites-en ! "Tout le reste est vain", à commencer par vos plaisirs et votre santé ; foutez-vous cela dans la boule. D'ailleurs votre santé se trouvera bien de suivre votre vocation. Cette remarque est d'une philosophie ou plutôt d'une hygiène profonde.
Vous vivez dans un enfer de merde, je le sais, et je vous plains du fond de mon coeur. Mais de cinq heures du soir à dix heures du matin tout votre temps peut être consacré à la muse, laquelle est encore la meilleure garce. Voyons ! mon cher bonhomme, relevez le nez ! A quoi sert de recreuser sa tristesse ? Il faut se poser vis-à-vis de soi-même en homme fort, c'est le moyen de le devenir. Un peu plus d'orgueil, saperlotte ! le "garçon" était plus crâne. Ce qui vous manque ce sont "les principes". On a beau dire, il en faut ; reste à savoir lesquels. Pour un artiste, il n'y en a qu'un : tout sacrifier à l'Art. La vie doit être considérée par lui comme un moyen, rien de plus, et la première personne dont il doit se foutre, c'est de lui-même.
[...]
Je me résume, mon cher Guy : prenez garde à la tristesse. C'est un vice, on prend plaisir à être chagrin et, quand le chagrin est passé, comme on y a usé des forces précieuses, on en reste abruti. Alors on a des regrets, mais il n'est plus temps. Croyez-en l'expérience d'un scheik à qui aucune extravagance n'est étrangère.
Je vous embrasse tendrement.
Votre vieux
[Sans signature]
Aucune nouvelle de nos amis
(p. 84 à 87)
Maupassant à Flaubert
Ministère de la Marine et des Colonies
Paris, ce 21 août 1878
Je ne vous écrivais point, mon cher Maître, parce que je suis complètement démoli moralement. Depuis trois semaines je m'essaye à travailler tous les soirs sans avoir pu écrire une page propre. Rien, rien. Alors je descends peu à peu dans des noirs de tristesse et de découragement dont j'aurai bien du mal à sortir. Mon ministère me détruit peu à peu. Après mes sept heures de travaux administratifs, je ne puis plus me tendre assez pour rejeter toutes les lourdeurs qui m'accablent l'esprit. J'ai même essayé d'écrire quelques chroniques pour Le Gaulois afin de me procurer quelques sous. Je n'ai pas pu. Je ne trouve pas une ligne ; et j'ai envie de pleurer sur mon papier. [...] (p. 88)
À la différence de bien des épistoliers, présumant de la valeur littéraire de leurs lettres, Maupassant et Flaubert ne s'écrivent pas pour faire oeuvre. Ils s'écrivent pour faire avancer l'oeuvre. Ils ne se regardent pas écrire, ils s'écoutent, se répondent et se font parfois rire. Quand Flaubert traite Maupassant de "lubrique auteur, obscène jeune homme", c'est en référence à la pièce À la Feuille de rose et quand Maupassant écrit cet aphorisme :"Le cul des femmes est monotone comme l'esprit des hommes", ce n'est pas pour épater, mais pour exprimer sans ambages, quoiqu'avec style, sa misanthropie et ses besoins érotiques effrénés, causes de sa mort prématurée à 43 ans. Attentif et réceptif, Flaubert répond : "Vous vous plaignez du cul des femmes qui est "monotone". Il y a un remède bien simple, c'est de ne pas vous en servir."
Véronique Bui, Préface, p. 19 - 20
page 182- 183 : Que dites-vous de ce bon Bergerat qui ne répond pas à mes lettres ? et de Lemerre se privant de m'expédier les premières épreuves des poésies de Bouilhet, que je devais avoir la "semaine prochaine" ? Quelles quantités de merdes molles on rencontre à chaque pas que l'on fait, mon pauvre ami !
À la différence de bien des épistoliers, présumant de la future valeur littéraire de leurs lettres, Maupassant et Flaubert ne s’écrivent pas pour faire œuvre. Ils s’écrivent pour faire avancer l’œuvre.
Préface de Véronique Bui