On ne va jamais aussi loin que lorsqu'on ne sait pas où l'on va.
Bien sûr, il n'est pas interdit de croire que les lieux où Freud se tait, ses continents noirs, ses tâches aveugles, les sujets rebelles à l'énonciation le racontent plus sûrement que tout autre discours autobiographique. Mais ces choses-là se vivent et peut-être même ont-elles besoin de se taire pour être vécues.
Tels son culte des antiquités et la métaphore archéologique qui revient, obsédante, dans sa quête d'une vérité psychanalytique : fouiller, creuser plus profondément encore dans l'inconscient pour en exhumer le plus archaïque fragment, l'ultime trace enfoui du passé. Ce monde de rêve qui lui apporte « dans les combats de la vie, une consolation insurpassée ». Et analyse-t-on impunément ses consolations, qu'elles se nomment cigares, lettres, objets antiques ou chasse aux champignons ?
(Champignons, gardénia ou fraise des bois)
J'ai été capable de vaincre mon destin d'une manière indirecte et j'ai réalisé mon rêve : rester un homme de lettre sous les apparences d'un médecin.
(Vienne entre deux séances)
Freud est fasciné par les hommes qui, entre l'art et la science, trouvent l'immortalité, tels Léonard de Vinci ou Goethe. Il envie aux poètes leurs connaissances intérieures de l’inconscient, alors que lui, parce qu'il est engagé sur l'austère voie scientifique, doit se battre pour mettre en forme ses intuitions et justifier ses idées sur les fonctionnements de l'âme humaine par des raisonnements et des démonstrations. Il ne lui suffit pas de raconter des histoires, de nouer des intrigues, de bâtir des drames.
(Vienne entre deux séances)
Et de quel droit, alors, fouillons-nous dans les placards et les tiroirs de leur intimité ? Parce qu'ils ont un moment noué leurs associations à celles de Freud, nous appartiennent-ils ? Bien sûr, leurs vies ne suscitent pas en nous des vocations de Sherlock Holmes mais aussi notre tendresse, notre tristesse, et cette sorte d'attachement rêveur et amical que nous accordons, enfants, à certains héros de contes, de romans ou de mythes.
(Portraits freudien 1886-1895)
Les arrières-petites-filles de Freud seront-elles joyeuses ?
Devenu un ancêtre plutôt qu'un maître, il nous raconte que le caché hante le visible, que ce qui est tu par leurs lèvres s'échappe par les mains et que seule la lucidité peut avoir raison de l'irrationnel.
Dans sa jeunesse, Freud ne fit pas toujours preuve d'autant de modestie ni de sagesse mais l'humour l'accompagne toute sa vie. Alors qu'à vingt-neuf ans l'ambition le dévore et qu'il ne rêve que de troubler le sommeil du monde par une grande découverte, il brûla notes, lettres et ébauches de manuscrits scientifiques accumulés depuis plus de dix ans. Et tout aussitôt, il écrit à Martha qu'il vient d'accomplir une tâche qui, il n'en doute pas un instant, "mettra, un jour, dans un cruel embarras une foule de gens qui ne sont pas encore nés mais qui naîtront pour leur malheur" : ses futurs biographes ! "Laissons-les se tourmenter, ne leur rendons pas la tâche trop facile [...] je me réjouis déjà des erreurs qu'ils commettront", ajoute-t-il, heureux de ce pied de nez à la postérité !
Freud évite autant qu'il le peut de téléphoner et jamais cet instrument ne l'empêche de prendre son style à large plume pour s'adresser à ses amis. Il n'utilise d'ailleurs pas davantage la machine à écrire et ne s'intéresse pas plus à la radio, qu'il n'écouta avec attention qu'à l'occasion de graves événements politiques.
Freud avait si totalement adopté les chiens dans le cercle familial qu'il ne se serait pas étonné de les voir lire dès qu'ils étaient seuls !