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Critique de Chri


Tout cadre avec le surréalisme de l'hôpital, son système de démence unificateur, couvant un héroïsme quotidien, et les enjeux sociétaux incommensurables qui l'entourent.
Cynthia Fleury paraît même être le parfait casting pour inaugurer cette nouvelle chaire d'enseignement « humanités et soins » à l'hôpital : son tempérament hautement résilient, sa compétence de psychanalyste, ses engagements politiques sociaux-démocrates, et sa philosophie en cohérence avec ses engagements multiples.
La suite de cette critique est cependant beaucoup plus problématique.

- le problème de l' « Exceptionnalité humaine » et de l'État d'exception.
Le caractère exceptionnel qui domine objectivement ce casting, se retrouve dans « l'exceptionnalité humaine », proclamée d'un bout à l'autre de ce livre, encore ironiquement présente dans l'État de droit, lorsque celui-ci tend à se complaire dans un « État d'exception ». Il est peut-être alors le résultat d'un principe d'action, fondé sur la négation ou l'exception, de bout en bout, ce genre de lien fort, que l'auteure cherche à démontrer entre « Individuation et État de droit ».
Mais avant de voir comment se déploie cette exceptionnalité humaine à l'hôpital - où le genre humain est seul présent - ses membres, ayant tous une formation de biologie, savent que le soin est plus généralement un animalisme, y compris dans ses manifestations les plus sublimes. L'auteure aime d'ailleurs citer Donald Winnicott, en faisant des soins d'une mère à son bébé, un « processus naturel » de référence, que les soignants devraient s'efforcer d'imiter.
Au bout de toutes mes lectures, je crois même que je pourrais écrire une anthologie du spécisme, mais finalement, tout ça n'a rien à voir avec des connaissances biologiques, mais plutôt avec toutes les raisons dans lesquelles on s'enferme, pour calmer une sorte d'inquiétude, qui attend donc d'être sérieusement questionnée.
L'auteure le reconnaît finalement, cette «  exceptionnalité humaine » n'est qu'une « fiction régulatrice », mais fondée sur un mensonge, de surcroît jamais complètement démenti, comme on peut le voir juste après. Pire, ce prétexte spéciste, qui avance masqué, est plus généralement un différentialisme, donc un prétexte qui devient facilement un réflexe différentialiste.
On ne parle pas ici des spécificités humaines, qui intéressent notamment la médecine, mais d'une attitude, qui, en s'efforçant d'établir des différences de nature, manifeste inconsciemment l'angoisse de vivre avec et au risque d'autres, étranges étrangers, dans leur « vérité multiple ».
On retrouve, en tous les cas, intact, le vieux mythe kantien de l'arrachement à « l'état sauvage de nature », ou selon l'expression de l'auteure, l'homme qui doit échapper à sa « vérité animale et multiple ». Outre le fait que cette philosophie de l'arrachement ne répond plus aux enjeux planétaires, l'arrachement à la « vérité multiple », pose directement un problème de démocratie, comme une sorte d'universalisme abstrait.

- le problème de l'« irremplaçabilité » et du « Moi minimal ».
Cette fois on ne parle pas du genre humain, mais de la personne humaine, même si on devine, dans la négation, une sorte de continuité avec le problème précédant. L'image est frappante : « les individus qui ont un sentiment de remplaçabilité tombent malades…réduits au Moi minimal ». Mais cette expression cadre trop bien, avec une société qui valorise le Moi sur une échelle quantitative - malade, peut-être, de ses « irremplaçables » - et qui participe malheureusement, à ce que l'auteure dénonce, à travers l'expression de chosification. L'expression “Moi minimal” fait penser à la température corporelle minimale, mais au-delà de cette image bizarre, ce genre d'expression fait craindre une manière grossièrement objectiviste ou scientiste d'envisager le psychisme. Je ne parle même pas de ceux pour qui le Moi n'est qu'une illusion.

- le problème de la « vérité capacitaire ».
Le vieux problème de la médecine, « toute vérité n'est pas bonne à dire », devait forcément être abordé dans ce livre, et l'auteure confirme effectivement le besoin de clarifier la multiplicité de sens du concept de « vérité ». Mais ce livre participe à la confusion, en assignant le mot « vérité » à toutes les sauces, et en faisant d'emblée la caricature du philosophe, « seulement soucieux de connaître la vérité qui parfois ne produit rien d'autre que l'assignation à résidence douloureuse ». du coup, le problème est fermé sur lui-même, là, où la philosophie pragmatique, par exemple, pouvait apporter un autre éclairage. Tentons, par exemple, d'écarter le nom « vérité », et de n'utiliser que l'adverbe « vérifié » dans l'expérience, en reformulant complètement les propositions.

- le problème du « bébé qui n'existe pas » avec Winnicott.
Ce personnage surgit avec sa formule provocatrice, qui signifie que le bébé « est dépendant d'un autrui soutenant son monde pour qu'il advienne ». Mais le plus étonnant, c'est que cette inexistence reste non critiquée par l'auteure, malgré la place d'honneur qu'elle réserve à la philosophie de l'existentialisme. Même si on ne s'intéresse pas à son intimité, ce bébé « se rencontre, et surgit dans le monde ». Elle souligne même que le rapport qu'il vit avec sa mère, devrait inspirer largement la manière de soigner. Mais le critère de l'« inexistence », tel qu'il est énoncé, s'applique monstrueusement aux patients, à toute personne vulnérable, et même au monde entier. Nous sommes toujours dépendant d'un autrui pour advenir.

- Problème de l'universalisme abstrait.
L'auteure entame ce livre, avec l'évocation puissante de la continuité, entre les observations de Marx, dans les Manuscrits de 1844, et sa propre observation des gilets jaunes, « les corps fatigués et les esprits abîmés », tous ces gens qui doivent payer pour une « vie en miettes ». L'État est accusé de développer un sentiment de chosification. Ce mot qui revient si souvent dans ce livre, on pourrait tenter de le mettre en rapport avec un universalisme abstrait. En remontant, en effet, jusqu'à l'universalisme des Lumières, on saisirait peut-être le contraste, entre d'un côté, un enthousiasme authentique, et d'un autre côté, ce qu'il y a de distordu, souterrain et cruellement puissant, au fond du kantisme. Une seule citation de Pierre Bourdieu, mettrait le public sur cette voie, mais l'auteure s'arrête là.
Or, les problèmes sont têtus. le fameux Winnicott, que l'auteure aime citer, déclarait également : « Il ne faut pas oublier qu'il n'y aura jamais assez de psychothérapeutes pour traiter tous ceux qui ont besoin d'être soignés ». Nous savons qu'une personne au RSA ne peut pas consacrer la moitié de ses revenus à une psychanalyse. Mais irait-on jusqu'à dire que les besoins de soins psychologiques de ces personnes, ne sont que du confort, qu'une psychanalyse n'est qu'un confort ?

- le problème du « boom des maladies chroniques » et de la continuité de vie.
Ce n'est pas un de ces « pronostics d'effondrement » devant lesquels l'auteure s'insurge. le « boom des maladies chroniques » est au contraire, un problème déclaré, pour le coup réellement alarmant. Mais, contre toute attente, Cynthia Fleury, qui affichait volontiers dans d'autres chapitres, son engagement social, politique, philosophique, reste ici, étonnamment effacée. Ce chapitre reste ainsi sagement cadré dans l'institution, sans imagination.

- le problème de l'asepsie psychique ou prévention des maladies nosocomiales psychiques.
C'est en parlant de l'institution, que ce problème est mis sur la table, et la formulation est très claire. On peut penser à la recherche des « germes », notamment le surmenage légendaire, surréaliste, des soignants. On peut penser aussi à la contamination ou aux conséquences, en direction des autres soignants, comme des patients. Mais en lisant ce livre, je pense au « germe » que peut constituer son discours défensif, triste, stoïque - « défense de l'exception humaine », « la raison ne doit pas plier » (...) - en alourdissant une ambiance déjà plombée par un certain management affairé et incapable de prendre du recul.

On retrouve d'ailleurs cette tonalité, dans l'expression, « L'espérance dans la tristesse », tirée du livre « La fin du courage » de la même auteure. Son angoisse existentielle se fige dans la tristesse, et les concepts kantiens dominent malgré sa volonté de trouver l'inspiration avec Sartre.
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