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Critique de Erik35


OÙ L'ON DÉCOUVRE CE CHER M. BERGERET...

Premier volet de cette tétralogie intitulée "Histoire contemporaine", L'Orme du mail, publié en 1897, peut être considéré comme un volume introductif à cet ensemble plus conséquent, celui par lequel Anatole France, auteur génial et styliste bien trop oublié, pour ne pas écrire méprisé (merci les surréalistes des années 20, merci Gide, merci l'Eglise Catholique, merci les factions droitières de l'entre-deux guerres, etc), présente pour bonne part des personnages qui nous accompagneront sur les trois épisodes suivants, donne le ton général de l'ensemble, et pose quelques unes des thématiques qui feront de cette suite d'ouvrages édités sur quatre années de la vie de leur auteur une sorte de Comédie Humaine en miniature, une chronique provinciale puis parisienne des débuts de - feue - la Troisième République.

Bien que débutée presque accidentellement par ce qui aurait pu rester à l'état de nouvelle très anticléricale (mais toujours avec finesse), L'Orme du Mail nous conte par le menu la guerre impitoyable, autant qu'elle est délicieusement feutrée, entre deux candidats à l'évêché de Tourcoing (vacant pour cause de retour au ciel éternel de son précédent dépositaire...), le tout au sein de la communauté des privilégiés de la moyenne et haute bourgeoisie d'une cité de province de taille moyenne (dont nous ne saurons jamais le nom exact, l'auteur laissant à chacun le soin d'imaginer ce qu'il veut. Nous sommes cependant plutôt au nord de la Loire et à l'Ouest de Paris).
L'abbé Lantaigne d'abord, responsable du grand séminaire, un érudit, austère et froid, peu ami des idées nouvelles et tourné vers le passé, tant en religion qu'en politique. le second, l'abbé Guitrel, est professeur d'éloquence, également au grand séminaire, d'une telle souplesse d'idée qu'on fini même par ne jamais trop savoir ce qu'il pense au fond, sinon ce que son interlocuteur du moment exprime, onctueux jusqu'à en devenir insupportable, ce qui lui permet de mieux réussir dans sa campagne. Mais ces deux compères se rejoignent sur quelques défauts : hypocrites jusqu'à la componction, sournois et roués lorsqu'il s'agit de dire du mal de l'adversaire sans en avoir l'air. Pareillement orgueilleux dans le plaisir intime qu'ils ont à se voir ceint de la fameuse bague d'améthyste, marque insigne des évêques.

Nous faisons ainsi très vite connaissance avec le Préfet Worms-Clavelin, d'origine juive, ainsi que son épouse, et par ailleurs franc-maçon, se disant libre-penseur mais en réalité sa seule religion est de se maintenir à son poste, quels que soient la couleur des gouvernements. Son épouse, collectionneuse d'art religieux chrétien et de prêtre, tire peu à peu son athée d'époux vers une sorte de mièvrerie coupable à l'égard de l'Eglise et même un antisémitisme de classe lorsque se déclenchent les débuts de l'Affaire (laquelle n'est jamais nommément précisée, mais tout le monde l'aura compris, il s'agit de la terrible affaire dreyfus, qui irrigue l'ensemble de la tétralogie).
On croise aussi de ces petits hobereaux de province, dont les ancêtres encore proches possédaient en propre les terres désormais sous responsabilité de la République et des élus locaux généralement d'autant plus honnis que ce sont d'abominables radicaux. Quant aux collectivistes socialistes, n'en parlons pas : ils sont rien moins que les représentants du diable sur terre. Fort heureusement, notre petit morceau de province n'en connait guère.
L'armée n'est pas en reste, représentée en particulier par un vieux général monarchiste mais tellement légitimiste que jamais ne lui viendrait l'idée de se dresser contre la République, qu'il déteste pourtant cordialement en son coeur.
Enfin, mais assez tardivement dans le corps du livre, découvrons-nous enfin ce cher M. Bergeret, professeur d'université sans grade ni espoir de promotion, généralement mal embouché, libre penseur véritable, libéral d'esprit comme de caractère, voltairien en des temps où l'on est pour Zola ou Maurras, plus mécompris que véritablement haïs, fuit par les autres pas tant à cause de ses idées que par la faute de cette espèce de tristesse lasse, sceptique, brouillonne qu'il traîne derrière lui. Sa femme le déteste, et il le lui rend bien (mais à sa manière tellement fine qu'il est probable qu'elle ne s'en aperçoit pas), ses collègues ne l'apprécient guère et il ne fait rien pour corriger le tir, quant à ses seuls amis, ils le sont pour l'unique motif que tous fréquentent le boudoir de la seule librairie de la place, lieu de ses rares loisirs où il a pour habitude d'ouvrir le même livre à la même page depuis des années. Il prend toutefois plaisir à croiser le fer des mots avec l'Abbé Lantaigne qui, malgré ses innombrables défauts de prêtre sectaire, est d'un niveau intellectuel bien supérieur à la moyenne et peut ainsi donner le change à notre gentil et triste Diogène sous ce fameux orme du mail qu'il aime à traverser de part en part.

Ainsi, entre cet être attachant mais parfaitement sans pouvoir, désabusé, pas heureux à défaut d'être franchement malheureux, et ce petit monde tout entier tourné vers la politique - plus souvent celle de la basse politique que des idées. La politique comme lieu de pouvoir, même insigne ; la politique comme moyen de parvenir à un certain confort financier ; la politique comme meilleur moyen de réclamer et d'imposer son statut au sein d'une société proprement dite - c'est à une critique aussi efficace qu'elle est habile dans sa rudesse de cette église qui n'a pas encore bien pris le pouls de cette République naissante, tout juste sortie des affres de la fin du Second Empire, de l'échec retentissant du boulangisme, des tensions permanentes entre les forces réactionnaires, nationalistes et monarchistes en tête, et forces républicaines, libérales et radicales. le régime de concordat instille un régime ambigu quant aux rapports entre l'Etat et l'Eglise, mais ce sont surtout les lois anticléricales de 1880 sur les congrégations (qui préfigurent la loi de 1905 sur la séparation de l'église et l'état) est toujours en travers du gosier de la plupart des opposants au régime en place.

Un premier volet terriblement attachant, d'une construction sans aucun doute fort lâche, parfois même à la trame assez difficilement compréhensible, aux thématiques aussi diverses que peut l'être l'existence, mais servi par un esprit d'une vivacité incroyable, à l'humour aussi ténu, fin, diaboliquement léger et retenu qu'il porte à tous coups, capable des pires grivoiseries sans avoir à exprimer le moindre mot leste, des portraits à l'emporte-pièce - quelques lignes perfides suffisent à l'esprit de France pour tout dire d'un imbécile ou d'un fat - pour lesquels on songe que l'on n'aurait pas aimé se trouver à la place des personnalités ainsi croquées. Au bout du compte, une lecture ravigorante malgré son éloignement temporel, de même que la découverte d'un monde, d'une période - les prémisses de cette fameuse "belle époque" - que nous connaissons d'évidence fort mal, sinon par le biais de quelques clichés (au propre comme au figuré) bien trompeur sur la réalité de ces temps. Un régal pour fins gourmets !

Mais n'en disons pas plus... le quatrième volet de cette étonnante Histoire Contemporaine fera l'objet d'une plus longue exploration. A suivre !
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