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Critique de Erik35


Erik35
11 septembre 2017
RIEN NE LEUR SERA PARDONNÉ.

Deux années après la sortie de L'anneau d'Améthyste, texte farouchement dreyfusard, Monsieur Bergeret à Paris, publié en 1901, ferme cette tétralogie sans égal en son temps (et finalement guère plus depuis), inaugurée par Anatole France en 1897 avec L'Orme du mail.

Dans cet ultime opus (qui donne l'étrange sentiment qu'il n'est en rien une fin), nous retrouvons donc notre cher professeur qui, grâce au Recteur de son ancienne université et à ses soutiens parisiens a pu obtenir une chaire en Sorbonne, le tout pour récompense de son courage à défendre incontinent la cause de la seule vérité dans l'affaire Dreyfus - qui, rappelons-le, faisait grand bruit en ces temps-là et coupait pour ainsi dire la France en deux, bien que le camp des Dreyfusard fut largement minoritaire en ses débuts -. L'Affaire (Anatole France ne cite jamais nommément le déchu capitaine, aussi bien qu'il travesti le nom du vrai traître, l'ancien commandant Esterhazy, sous les traits de Raoul Marcien) est encore dans tous les esprits mais, même si les suites judiciaires et militaires de l'affaire sont encore loin d'être terminées - il faudra attendre 1906 pour que Dreyfus soit définitivement innocenté et la même année pour que l'armée le réintègre au grade de Chef d'escadron -, la grâce du président Loubet en 1899 a apaisé bien des esprits, juste après le désastreux jugement rendu par la Cour d'Appel de Rennes l'année précédente. Cette grâce présidentielle permettra au malheureux capitaine de sortir de prison et de retrouver enfin sa famille.


Mais Anatole France alias M. Bergeret ne s'en tient pas pour quitte. Il faut dire que bien qu'ils aient en quelque sorte perdu la main (et finalement pour jamais), les royalistes et l'église ne semble pas vouloir abandonner le terrain de la rébellion anti-républicaine. On voit donc ainsi notre critique mais débonnaire professeur en appeler à une belle et haute récompense à l'encontre de « l'injure des ennemis de la justice » et les déclarer irrémédiablement perdus : « Votre ruine est en vous. Les conséquences nécessaires de vos erreurs et de vos crimes se produisent malgré vous (...) voici que le parti énorme de l'iniquité demeuré intact, respecté, redouté, tombe et s'écroule de lui-même (...) Pourquoi se plaindre que de grands coupables échappent à la loi et gardent de misérables honneurs ? Cela n'importe pas plus, dans notre état social, qu'il n'importait, dans la jeunesse de la terre (...) qu'il restât encore, échoués sur le limon des plages, quelques monstrueux survivants d'une race condamnée ».

Dans le même temps, notre pessimiste positiviste (l'oxymore est de mise) est à la recherche d'un nouvel appartement, celui loué un peu dans l'urgence du déménagement s'avérant définitivement trop exsangue. C'est qu'il n'est pas monté seul dans notre capitale parisienne en pleine effervescence urbanistique : Bien qu'il se soit d'évidence débarrassé définitivement de sa pimbêche d'épouse, leur fille aînée, Pauline, ainsi que sa bien chère soeur, instituée gouvernante de fait (une femme sévère mais d'une délicatesse attendrie pour son frère) l'ont accompagné dans son récent changement d'existence. Ainsi M. Bergeret retrouvera-t-il, ému et nostalgique, l'ancien immeuble dans lequel il grandit, sous la férule joviale d'un père lui-même grand intellectuel. C'est aussi pour nous, lecteur du XXIème siècle, l'occasion de voir se moderniser et se transformer de fond en comble le centre de cette ville capitale qu'est Paris, sous l'impulsion de la célèbre exposition universelle de 1900 qui fut, à n'en pas douter, l'une des manifestations parmi les plus extraordinaires que connu la France de ce tournant du siècle.

Nous suivons aussi M. Bergeret dans sa lecture d'un texte supposément du Moyen-âge et dans lequel l'auteur règle rien moins que ses comptes, entre autres choses, avec la curetaille en la qualifiant de toutes sortes de noms d'oiseaux (et le lecteur de se régaler) : «frocards, hypocrites, bigots, cafars, imposteurs, pouilleux, escabournés, encucullés, cagouleux, tondus et deschaux, mangeurs de crucifix, fesseurs de requiem, mendiants, faiseurs de dupes, captateurs de testaments...» Qu'on ne nous fasse pas croire que cet écrivain là, à la gouaille n'ayant d'équivalent que la profondeur de son esprit, est ennuyeux, un "cadavre" comme l'affirmaient, jaloux, stupides et en mal de quelque sacrifice du passé, les surréalistes à la botte d'André Breton !

Mais revenons-en à notre M. Bergeret : notre homme est toujours et même plus que jamais cet être traînant avec lui une tristesse quasiment ontologique, un regard terriblement critique, sans concession possible sur le monde qui l'entoure. Ce n'est pas pour autant qu'il est dénué de tout rêve, se prenant même à imaginer une véritable utopie collectiviste au cours de l'une des longues et belles discussions qu'il entame avec son aînée, constatant que « Les biens les plus précieux sont communs à tous les hommes, et le furent toujours», c'est à dire l'air, l'eau, un sourire, la parole, etc, et qu'il serait bien moins douloureux à l'humanité de ne plus penser en terme de propriété, de possession qu'elle ne se l'imagine.

Mais s'il espère l'avènement de ce monde plus libre, plus juste et plus fraternel, notre homme demeure un indécrottable sceptique. Voici, en quelques mots, ce qu'il pense de l'homme, s'opposant d'ailleurs définitivement au rousseauisme : «je ne crois pas que les hommes soient bons naturellement. ... Je vois plutôt qu'ils sortent péniblement et peu à peu de la barbarie originelle et qu'ils organisent à grand effort une justice incertaine et une bonté précaire. le temps est loin encore où ils seront doux et bienveillants les uns pour les autres.» Et quand Pauline lui demande à quelle échéance adviendra ce monde meilleur, M. Bergeret répond : «L'avenir, il faut y travailler comme les tisseurs de haute lice travaillent à leurs tapisseries, sans le voir.»

Ce M. Bergeret à Paris ne manque évidemment pas de toutes les qualités offertes par les trois précédents opus de cette épatente "Histoire contemporaine". Elle est tout à la fois un témoignage de premier plan et de première main sur l'état intellectuel, politique et social d'une grande partie de la France (bien que les classes sociales moins favorisées y soient assez peu présentes, à l'exception notable d'un ouvrier menuisier anarchiste et ancien communard qui, croisant les pas du professeur, reconnait en Bergeret un homme de bien, pour avoir défendu Dreyfus et la vérité contre vents et marées, malgré sa classe sociale supérieure) ainsi qu'un recueil extrêmement fin, complexe, étayé des réflexions fortes bien que pacifiste d'un écrivain indéniablement libre penseur, anarchiste, positiviste mais avec retenue, se méfiant tout aussi bien de ce qu'il nomme, non sans une certaine amertume, "les foules molles" et d'autre part, les forces de réactions (monarchistes, cléricaux, armée). Bien entendu, certaines réflexions peuvent aujourd'hui sembler datées dans leur exposition mais nombre d'entre elles auraient encore leur pertinence par delà la distance temporelle. Car sommes nous bien certains qu'une nouvelle affaire Dreyfus serait si inconcevable aujourd'hui ? Les avancées sociales durement acquises tout au long du XXème siècles ne sont-elles pas mises en coupe réglées aujourd'hui ? Les forces de l'argent, un certain obscurantisme idéologique ou religieux ne sont-ils pas à l'oeuvre en notre début de nouveau siècle ? Voire ! France les avait déjà comprises et décortiquées, toutes ces questions-là...

Peut-être ce dernier volet manque-t-il, en revanche, d'une certaine harmonie de faits, d'une trame un rien plus serrée. Bien entendu, on l'aura compris, les divers fils rouges qui émaillent ces romans aux constructions étonnamment complexes et modernes servent plus de faire-valoir, de prétextes à présenter toutes sortes d'avis, d'opinions, d'idées. Il n'empêche que l'absence d'une vraie ligne de vie dans ce quatrième volet le dessert un peu en ce sens qu'on s'y investit un peu moins, qu'on y relâche un peu plus facilement son attention.

Mais le génie de France, ce grand injustement oublié, y est partout présent, indéniablement. le style, presque voltairien malgré un langage d'époque avéré, est une petite merveille de français comme on n'en fait plus, comme on n'en fera plus jamais. Nul dommage à cela, nulle amertume : il faut bien que la langue vive. Il n'empêche que c'est d'un ravissement permanent pour l'esprit que ce sentiment d'avoir lu une langue belle, esthétiquement, comme on n'en voit guère.

C'est donc à grand regret que l'on quitte, jusqu'à une prochaine relecture, cet attachant bougre de M. Bergeret !
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