Alors que tant d'historiens, depuis bientôt deux cents ans, nous racontent la Révolution drapés dans les costumes de l'époque, par un commentaire de l'interprétation qu'elle a donnée d'elle-même, Tocqueville suggère au contraire que les périodes révolutionnaires sont par excellence les périodes obscures de l'histoire, où le voile de l'idéologie cache au maximum le sens profond des événements aux yeux des acteurs du drame. C'est sans doute la contribution fondamentale de "L'Ancien Régime" [livre de Tocqueville] à une théorie de la révolution.
La Révolution est un imaginaire collectif du pouvoir, qui ne casse la continuité, et ne dérive vers la démocratie pure, que pour mieux assumer, à un autre niveau, la tradition absolutiste.
Dès 1789, la conscience révolutionnaire est celle illusion de vaincre un État qui déjà n'existe plus, au nom d'une coalition de volontés bonnes et de forces qui figurent l'avenir. Dès l'origine, elle est une perpétuelle surenchère de l'idée sur l'histoire réelle, comme si elle avait pour fonction de restructurer par l'imaginaire l'ensemble social en pièces. Le scandale de la répression commence quand cette répression a craqué. La Révolution est l'espace historique qui sépare un pouvoir d'un autre pouvoir, et où une idée de l'action humaine sur l'histoire se substitue à l'institué.
D'ailleurs, il viendra un jour où les croyances politiques qui alimentent depuis deux siècles les débats de nos sociétés apparaîtront aussi surprenantes aux hommes que l'est pour nous l'inépuisable variété et l'inépuisable violence des conflits religieux de l'Europe, entre le XVe et le XVIIe siècles. Probablement est-ce le champ politique moderne lui-même, tel que l'a constitué la Révolution française, qui apparaîtra comme un système d'explication et comme un investissement psychologique d'un autre âge.
La révolution, c'est l'imaginaire d'une société devenu le tissu même de son histoire.
La révolution, ce n'est pas seulement le "saut" d'une société à une autre ; c'est, aussi, l'ensemble des modalités par lesquelles une société civile, subitement "ouverte" par la crise du pouvoir, libère toutes les paroles dont elle est porteuse.