Jeanne avait repris sa vie, son travail à la poste et les clients. Elle s’habituait doucement à la vitre de séparation. Elle faisait comme Abramovic, les clients, elle ne les regardait pas arriver. Quand elle sentait qu’il y avait quelqu’un, elle relevait lentement les yeux. Souvent, les mains étaient posées, croisées. Avec les mains, elle essayait de deviner le visage.
Le visage, c’était la surprise.
Martin a parlé de Teshima, et d’une cabane à l’autre bout du monde, dans laquelle on peut entendre battre des cœurs. Des milliers de cœurs sur une île merveilleuse, qui ressemble à un conte de fées. Et de ces gens qui font des heures de vol pour entendre un battement.
Lettre n°14
Chère Marina,
(…) Hier, j’ai voulu faire comme vous, me dessiner une étoile avec une lame de rasoir. C’est de la folie ! J’ai quand même réussi une branche de deux centimètres, je vous en fait le dessin. Je me demande comment vous avez fait pour tracer l’étoile entière.
Ne sois pas triste. On s'habitue à ne plus voir les gens. Ce qu'on ne supporte pas, c'est de ne plus pouvoir penser à eux.
Pourquoi certains paysages nous émeuvent-ils autant ? Qu'est-ce qu'ils vont toucher en nous? Quelle part sensible ?
Une femme. Elle l'a su, à cause des mains (...) Ce serait drôle de pouvoir retrouver les visages à partir des mains.
Le père voulait voir la mer. C'était son rêve. Il avait toujours remis à plus tard. Il ne faut pas reporter, les projets, les envies, celles de faire ou d'aller voir.
Les chats ont sept vies, et au terme de la septième, ils emportent leur maître avec eux.
–Tu sais ce que je veux qu’on grave sur ma tombe ? a demandé Suzanne.
–Je ne sais pas, non.
–Les salauds, on peut les oublier, mais pas les autres. Je veux qu’on grave ça. Tu te rappelleras, ? Les salauds…
Elle a insisté.
Jeanne a dû répéter.
–Et toi, tu veux qu’on grave quoi ?
–Moi ?
Elle a réfléchi.
Elle a dit : Elle n’était pas parfaite mais elle a fait de son mieux.
Est-ce qu’il y a quelque chose après ? Elle a regardé le ciel. Elle l’a interrogé. Le ciel ne répond pas. Le ciel est encore plus silencieux que le père. Elle a posé sa main sur la terre. Voilà ce qui attend, et on fait comme si ça n’existait pas. On continue, presque gaiement, on croit que c’est toujours chez les autres, l’irrémédiable, dans les autres maisons, mais un jour c’est nous que ça frappe, c’est quelqu’un qu’on connaît, qui était là et qui était un peu nous et qui ne sera plus jamais là, ni ici ni nulle part. Il n’y a plus d’endroit où le chercher, aucune ville, aucune grange. Ce que l’on croyait jamais perdre est à jamais perdu. La voix, les gestes. Toutes ces choses que l’autre faisait. À la place, il reste un vide immense.
Et on est seul.
Alors on se demande si on aurait pu faire mieux. Si on a assez aimé. Si on s’est assez occupé.